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L’univers carcéral au Liban : des abus, encore et toujours, malgré la réforme qui se met en place

Le pouvoir des « chaouiches » à la prison de Roumieh

« La prison de Roumieh est un lieu de non-droit ». Tel est l'état d'esprit dans lequel se trouve Karim (son prénom a été modifié), libéré dernièrement après une incarcération d'un an.

À Roumieh, l’objectif de chaque détenu est de bénéficier d’un temps supplémentaire en dehors de la cellule. Photo D.R.

Karim avait été appréhendé pour consommation de drogue. Il était récidiviste. « J'étais coupable d'un délit et non pas d'un crime », observe-t-il. Mais il a quand même attendu son jugement pendant une longue année, dans les geôles de Roumieh, avant d'être condamné à... un an de prison et à 500000LL d'amende. « La peine maximale était pourtant de trois mois et de deux millions de livres libanaises d'amende, dit-il, accusant les autorités d'avoir volé plusieurs mois de ma vie. » L'homme tient cependant à rendre hommage à l'Association justice et miséricorde (Ajem) qui, estime-t-il, a accéléré son jugement. « Sans eux, je serais toujours en prison. »
Car ce cinquantenaire, qui se dit instruit et détenteur d'un bac, n'avait personne, aucun soutien familial, pas même le moindre piston. « Je n'ai fait de mal à personne, tient-il à dire. Mais je n'avais pas le sou et pas d'avocat. Le juge d'instruction a refusé ma demande de remise en liberté. Il avait pourtant accepté de le faire pour d'autres cas similaires au mien. Des trafiquants de drogue ont même été remis en liberté au bout de six mois, mais pas moi, déplore-t-il. C'était donnant donnant. Moi, je n'avais rien à donner. »

Épidémie de gale
Karim raconte qu'il a côtoyé, durant sa détention, des trafiquants de drogue, des criminels, des mafieux, mais aussi des violeurs. « Personne ne croyait que je n'étais qu'un simple consommateur de drogue », dit-il. « Même en état d'incarcération, certains prisonniers caïds (chaouiches), qui prêtaient main forte aux geôliers et officiers en nombre insuffisant, dans nombre de tâches sécuritaires ou autres, exerçaient leur pouvoir sur les autres prisonniers, mais aussi sur les responsables du centre de détention. Obtenant des privilèges à la pelle, les chaouiches ne se privaient pas d'avoir recours à la menace. Ils s'en prenaient aussi bien aux prisonniers qu'aux officiers. Ces derniers laissaient faire, n'osant pas les sanctionner », raconte-t-il. « C'est ainsi qu'ils se procuraient cachets d'anxiolytiques et autres calmants qu'ils consommaient en excès, assure-t-il. Ce sont aussi des prisonniers qui sanctionnaient, enfermaient et battaient les autres détenus, sur ordre des geôliers. »
Karim déplore les difficiles conditions de détention, notamment la grande promiscuité dans les cellules.« Nous étions six à huit détenus dans une cellule de quatre mètres carrés environ, dit-il. Les plus privilégiés, notamment les célébrités mafieuses, étaient à quatre dans des cellules équipées de réfrigérateurs et de ventilateurs. Nous dormions par terre, tête bêche, sur le côté, alors que je ne pouvais m'endormir que sur le ventre. » « Il y a même eu une épidémie de gale », affirme-t-il. Il raconte aussi l'injustice au sein des cellules, précisant que seul le plus ancien avait droit à un lit, pendant que les autres prisonniers dormaient par terre, à ses pieds. L'ex-détenu ne peut aussi s'empêcher d'évoquer les plus défavorisés, notamment les travailleurs clandestins qu'il estime à un bon millier, « installés par centaines dans des cellules destinées à une cinquantaine de personnes et qui devaient faire la queue pour avoir accès à des toilettes sales et insalubres ».
Karim décrit la violence quotidienne liée à la promiscuité, notamment les bagarres à l'aide d'objets contondants fabriqués par les prisonniers à partir de cafetières, et le désespoir de certains qui ont tenté de mettre fin à leurs jours. Il parle aussi des cellules d'isolement, où étaient confinés les prisonniers que les geôliers punissaient.

La promenade, un privilège
Karim ne manque pas de dénoncer la distribution de nourriture qui se faisait deux fois par jour à la prison de Roumieh. « C'était tout bonnement catastrophique », lance-t-il. « À l'heure des repas, les plus influents envoyaient leurs sous-fifres prendre les meilleurs morceaux de poulet et de viande, raconte-t-il. Il ne nous restait plus grand-chose. Nous devions nous contenter de riz sans sel, d'un fromage sans goût, de "halawé" et de pain. Je me couchais souvent en ayant encore faim. J'ai d'ailleurs perdu beaucoup de poids.» L'ex-détenu décrit aussi les ragoûts de choux-fleurs, servis régulièrement, les récipients à la propreté douteuse qui servaient à distribuer la nourriture. « Heureusement, je pouvais parfois compter sur la générosité de codétenus à qui les familles apportaient à manger », dit-il, affirmant qu'il a ainsi réussi à se débrouiller pour manger plus ou moins correctement, en rendant « de menus services », car il était chargé de fouiller ce que les prisonniers recevaient de leurs proches.
Même les soins de santé étaient déplorables, quasiment inexistants, selon l'homme. « Durant mon incarcération, trois détenus sont morts », affirme-t-il, précisant que « seuls les prisonniers pistonnés étaient hospitalisés ». « J'étais profondément déprimé, mais personne ne s'en souciait », regrette-t-il. Détenu sans jugement, Karim ne bénéficiait d'aucune prise en charge médicale, à l'instar de tous les prisonniers en attente de jugement.
Quant aux moments passés en dehors de la cellule, Karim indique qu'ils étaient extrêmement limités pour certains détenus, alors que les chaouiches bénéficiaient de ce privilège de manière régulière. « J'avais le droit de sortir à la cour une heure de temps, trois fois par semaine, dit-il. Les plus pistonnés, eux, étaient autorisés à passer la journée en dehors de leur cellule ». « Un détenu a été sauvagement battu, car il a demandé à rester quelques minutes de plus dans la cour » , affirme-t-il encore, tout en notant que « l'objectif de chaque prisonnier était de bénéficier d'un temps de promenade supplémentaire, par n'importe quel moyen ».
C'est avec amertume et inquiétude que Karim évoque sa libération et son avenir. « Que vais-je faire maintenant ? demande-t-il. Je n'ai pas de quoi rentrer chez moi. Je n'ai pas de travail. Je n'ai même pas bénéficié du moindre programme de réhabilitation durant ma détention... »

A.-M. H

Karim avait été appréhendé pour consommation de drogue. Il était récidiviste. « J'étais coupable d'un délit et non pas d'un crime », observe-t-il. Mais il a quand même attendu son jugement pendant une longue année, dans les geôles de Roumieh, avant d'être condamné à... un an de prison et à 500000LL d'amende. « La peine maximale était pourtant de trois mois et de deux millions de livres libanaises d'amende, dit-il, accusant les autorités d'avoir volé plusieurs mois de ma vie. » L'homme tient cependant à rendre hommage à l'Association justice et miséricorde (Ajem) qui, estime-t-il, a accéléré son jugement. « Sans eux, je...