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Dossier Europe - Interview

L’agriculture et l’alimentation : des défis essentiels en Méditerranée

Pierre Blanc, chercheur au Centre international des hautes études agronomiques méditerranéennes (Ciheam), analyse, à l'occasion de la parution de l'atlas « Mediterra, agriculture, pêche et mondes ruraux en Méditerranée » * qu'il a dirigé, les caractéristiques de l'espace agricole sud-méditerranéen.

Q - L'espace méditerranéen est l'un des premiers foyers d'agriculture. Aujourd'hui, comment le monde agricole de la rive sud s'insère-t-il dans l'espace mondial ?
R - C'est effectivement le premier foyer d'agriculture puisque la révolution néolithique s'est produite non loin d'ici - en Mésopotamie - il y a plus de 12 000 ans. Pour autant sa profondeur historique ne suffit pas à en faire un secteur privilégié aujourd'hui. Parfois même l'agriculture éprouve-t-elle de la peine à être reconnue comme un secteur économique à part entière dans la région. Toutefois, la crise alimentaire de 2008 a, semble-t-il, souligné le risque d'un tel « oubli ».
Quand on réfléchit à la place de l'agriculture, plutôt que de se poser la question de l'insertion dans l'espace mondial, il importe de savoir avant tout quelle est la place de l'agriculture dans les économies nationales et quels moyens on lui donne pour réaliser ses fonctions alimentaire (nourrir les hommes), sociale (créer des emplois et des revenus), économique (fournir de la matière première aux industries) et environnementale (préserver les ressources). Et comment parler d'insertion dans l'espace mondial dès lors qu'un secteur voit une grande partie de sa population marginalisée ? Il y a certes dans les pays du Sud et de l'Est méditerranéen des pans d'agriculture qui sont insérés dans l'économie mondiale. Mais pour quelques « élus » , combien sont encore disqualifiés parce que mal intégrés aux circuits de commercialisation, peu encadrés et peu soutenus par le système bancaire ? C'est bien par la meilleure intégration du secteur agricole au reste de l'économie nationale que l'agriculture peut s'intégrer au reste du monde. Mais encore une fois, la réussite agricole ne doit pas être mesurée à l'aune unique de la capacité à se projeter sur les marchés internationaux : le marché intérieur est bien un levier essentiel du développement.

 

Quelles sont les grandes caractéristiques du monde agricole sud-méditerranéen?
Au-delà du triptyque méditerranéen - blé, vigne, olivier -, la région permet d'offrir une large palette de productions. Mais à la zone bioclimatique typiquement méditerranéenne s'ajoutent bien des territoires plus arides (à l'est des pays du Levant et au sud des pays d'Afrique du Nord). Ainsi, la région fait face à une rareté de l'eau et de la terre. Certes, celles-ci ont été toujours savamment contournées. Depuis les plus anciennes civilisations de la région, les hommes ont su inventer les moyens de lutter contre l'irrégularité des précipitations et aujourd'hui encore, l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient sont les régions du monde où le stockage de l'eau, en proportion de la ressource, est de loin le plus élevé au monde. Quant au foncier, la bonification de nouvelles terres a permis de créer de nouveaux espaces de production, par exemple en Égypte. Mais à l'heure actuelle, les limites sont atteintes, surtout si les conjectures climatiques se confirment. Après le paradigme du plus, les pays de la région doivent faire la révolution du mieux.
À rebours de la rareté des ressources, il faut souligner l'abondance des hommes. Des pays comme l'Égypte, le Maroc, la Syrie, la Turquie comptent encore beaucoup d'actifs agricoles. Au regard des ressources foncières, cette situation conduit à l'émiettement des exploitations agricoles qui ne suffisent pas à assurer un niveau de vie décent. En l'absence de portes de sortie économiques, beaucoup d'actifs agricoles restent donc sur des exploitations où souvent ils subsistent plus qu'ils ne vivent. À l'autre bout de l'échelle, les pays du Sud comptent des exploitations peu nombreuses mais de grande taille que les politiques de libéralisation confortent aujourd'hui après les politiques de plafonnement foncier adoptées dans les années 1960.

 

Le monde agricole sud-méditerranéen parvient-il à suivre les mutations économiques et démographiques de la région, notamment au niveau de la sécurité alimentaire ?
La sécurité alimentaire se décline en deux volets : l'accès aux aliments et la qualité de l'alimentation. Sur le premier aspect, l'accès peut être assuré par la production et/ou le commerce. Dans les pays du sud et de l'est de la Méditerranée, la production ne suffit pas à combler les besoins et le commerce doit alors compléter les approvisionnements d'origine nationale, notamment pour la consommation de céréales dont les achats sur le marché mondial sont à 20 % effectués par les pays d'Afrique du Nord. En soi, cette situation n'est pas problématique. Toutefois, les pays en question ont souvent opté pour des subventions à la consommation, un choix stratégique et social tout à fait respectable. Néanmoins, dès lors que les prix flambent, comme on l'a vu en 2008, cette situation de dépendance peut devenir problématique pour les finances publiques. D'autre part, en cas de crise, les plus pauvres se reportent sur les produits subventionnés au risque de voir se dégrader l'équilibre de leur ration. On touche là à un autre aspect de la sécurité alimentaire : l'équilibre de l'alimentation qui a fait la réputation de la diète méditerranéenne semble de plus en plus fragilisé. Ainsi au moment où les qualités sanitaires de la diète méditerranéenne font l'objet d'une reconnaissance médicale, on constate un abandon de ce modèle dans la région avec un développement de maladies alimentaires (obésité, infarctus, certains diabètes...).

 

Quel est le niveau de coopération intrarégionale Sud-Sud et Sud-Nord au niveau de l'agriculture?
La Méditerranée voit se multiplier les espaces de coopération, ce qui tend parfois à en rendre flous les contours. Au sein de ces espaces variables, la question agricole n'est pas absente. Des coopérations Sud-Sud s'établissent, notamment entre pays de la Ligue arabe dont émane le centre arabe d'études pour les zones sèches et arides (Acsad), basé à Damas. Mais des coopérations Nord-Sud existent également. Ainsi le Centre international des hautes études agronomiques méditerranéennes (Ciheam) créé en 1962 réunit 13 États des deux rives de la Méditerranée. Depuis 50 ans, cette organisation forme des cadres agricoles méditerranéens, développe des projets de coopération et facilite le dialogue politique entre États membres.
Aujourd'hui, alors que l'Union pour la Méditerranée (UPM) émerge difficilement, la question agricole et alimentaire semble s'inviter dans son agenda, ce qui est évidemment une bonne chose : une réunion des ministres de l'Agriculture des 47 États membres est ainsi prévue au Caire en juin prochain. Si nous devons nous garder de tout emballement, il est évident que les sujets ne manquent pas, notamment la recherche agronomique et le développement rural.

Voit-on se développer une sensibilité écologique dans le monde agricole et rural sud-méditerranéen?
Dans ces pays, la préoccupation environnementale émerge et des secteurs de la société civile poussent à la mise en œuvre de pratiques respectueuses de l'environnement. Les agriculteurs entrent eux-mêmes dans ces logiques plus respectueuses. Dans cette évolution des pratiques, l'agriculture biologique et les produits de qualité sont parmi les réponses les plus évidentes. Actuellement, quelque 350 000 hectares sont ainsi cultivés dans les pays du Sud et de l'Est méditerranéen, mais pratiquement 6 millions le sont dans les pays méditerranéens du Nord. À côté de cette production biologique, les agriculteurs s'engagent aussi dans des filières d'appellations diverses qui garantissent certaines pratiques et un ancrage au territoire. Dotées d'une réglementation nationale, la Tunisie et la Turquie ont ainsi mis en place un système de certification nationale et se sont bien positionnées sur les marchés internationaux pour leurs productions traditionnelles (fruits secs et noix pour la Turquie, dattes, plantes aromatiques et médicinales, huile d'olive pour la Tunisie). Parallèlement à ces types de production, des secteurs importants de l'agriculture font des efforts en vue de pratiques raisonnées en termes d'apports d'eau, de pesticides et de fertilisants.

 

Quid des politiques de développement rural? Les zones rurales sont-elles les grandes oubliées du développement dans la région ?
Le développement équilibré, dont le développement rural est une composante essentielle, est au cœur du pacte social. Or, dans bien des pays de la région, l'accès aux services publics et la pauvreté monétaire distinguent la campagne de la ville. Le développement rural au Sud est d'autant plus nécessaire que, en dépit d'une urbanisation poussée, les effectifs ruraux en valeur absolue continuent d'augmenter dans certains pays. Il est trop tôt pour dire si la nouvelle génération de politiques de développement rural, en Égypte, au Maroc, en Algérie par exemple, portera les fruits annoncés. Mais il faut bien se rendre à l'évidence que même si les territoires ne peuvent évoluer au même rythme, il n'y a pas de fatalité à la croissance des écarts entre territoires urbains et ruraux : au nord du bassin, les politiques de développement rural et plus largement les politiques régionales ont permis de « requalifier » des territoires qui étaient parfois en déshérence. En Méditerranée, le développement équilibré est un enjeu social, économique, environnemental, mais également géopolitique : le Liban en sait quelque chose.

Justement, quel est le potentiel agricole au Liban ? Sur quoi doit parier le secteur pour se développer positivement ?
Le Liban a un potentiel agricole réel, notamment parce que, avec le mont Hermon et le Mont-Liban, il compte deux châteaux d'eau. Par ailleurs, du fait de la grande variété des conditions agro-climatiques, le Liban compte une grande diversité de productions. Si ce pays ne peut faire de la production de masse, il peut s'orienter vers des productions de qualité qui en ont fait longtemps sa réputation, notamment dans les pays du Golfe. Après les années de guerre puis d'effacement des pouvoirs publics sur la question agricole, le Liban doit organiser sa reconquête agricole pour des raisons sociales, mais également économiques, territoriales, environnementales et politiques. Ce déploiement doit se faire par la création de possibilités d'investissements dans ce secteur, l'amélioration de l'agro-industrialisation, le développement de l'encadrement public, la mise en œuvre de filières et le développement de l'irrigation. Même si elle est délicate, la question foncière devrait être également débattue pour éviter la pression sur les terres agricoles et favoriser la stabilité des fermages et donc de l'investissement.

*L'atlas « Mediterra » a été conçu par le Centre international des hautes études agronomiques méditerranéennes (Ciheam) et édité par les Presses de Sciences po en 2010. Il existe en français, anglais et espagnol, et sortira en arabe en juin 2010 aux presses d'« al-Ahram ». 

Q - L'espace méditerranéen est l'un des premiers foyers d'agriculture. Aujourd'hui, comment le monde agricole de la rive sud s'insère-t-il dans l'espace mondial ?R - C'est effectivement le premier foyer d'agriculture puisque la révolution néolithique s'est produite non loin d'ici - en Mésopotamie - il y a plus de 12 000 ans. Pour autant sa profondeur...

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