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Droits de la femme, protection de l’enfance… ou morale religieuse : les dilemmes de l’avortement

Droits de la femme, protection de l’enfance… ou morale religieuse : les dilemmes de l’avortement

À quelques très rares exceptions près, l'interruption volontaire de la grossesse est aujourd'hui interdite par la loi libanaise, qui la punit de lourdes peines de prison. Pourtant, des avortements ont lieu par centaines, tous les ans, dans des conditions qui mettent souvent en danger la vie des patientes. Le poids des valeurs traditionnelles et religieuses reste le premier facteur empêchant la légalisation de ces opérations clandestines, qui laissent les femmes et les hommes concernés sans aucun soutien psychologique. Rien ne laisse présager dans un avenir proche une évolution de la loi qui prenne en compte la réalité de la situation.

De nombreux mouvements citoyens existent au Liban pour faire avancer la société et la législation vers plus d'ouverture et de lucidité sur des questions telles que les droits des femmes, l'éducation ou encore les droits des enfants. Souvent inspirés des victoires emportées par ces causes en Europe occidentale ou en Amérique du Nord, ces mouvements sont pour certains proches du but, avec un appui assez large au sein de la population.
Il n'en va pas de même pour la question de l'avortement. Le débat est loin d'être terminé à ce sujet dans beaucoup de pays où cette pratique est pourtant légale : en France ou plus encore en Espagne, en Italie ou aux États-Unis, des mouvements dits « pro-vie » contestent le droit à l'interruption volontaire de la grossesse en invoquant le plus souvent des principes religieux. Au Liban, le mouvement qui demande au contraire la légalisation de l'avortement n'est pas aussi présent sur la scène politique que les autres revendicateurs de droits civiques. Le facteur de vie et de mort est sans doute pour beaucoup dans l'hésitation qui entoure le sujet. Par ailleurs, les avantages d'un avortement sur les plans social et psychologique sont difficiles à constater pour qui n'a pas été confronté directement à une grossesse non désirée. Les enjeux de santé publique, pourtant, sont bien réels. Les avortements clandestins étant difficiles à contrôler, ils sont pratiqués très régulièrement par des médecins ou des sages-femmes parfois bien intentionnés ou à la recherche de l'argent facile. Certains sont pratiqués par les mères elles-mêmes, avec des risques encore plus grands pour la santé de ces femmes. Le poids de la tradition et la pression des pouvoirs religieux pour empêcher la légalisation de l'avortement sont tels que les militants « prochoix » ne croient pas à une avancée significative de la législation dans les prochaines années.
Pour l'instant, la loi est claire. D'après les articles 539-546 du code pénal, l'avortement volontaire est interdit, quelles que soient les circonstances et la méthode employée. Une femme qui provoque son propre avortement ou qui donne l'autorisation à quelqu'un d'autre de le faire risque 6 mois à 3 ans de prison. Différentes peines sont prévues contre l'auteur de l'avortement, s'il ne s'agit pas de la femme elle-même. Dans le cas de figure où la femme est consentante, la personne qui pratique l'interruption de grossesse peut écoper de 1 à 3 ans de prison - jusqu'à 7 en cas de décès de la femme. Si la femme n'est pas consentante, la personne qui la force à avorter peut être condamnée à plus de 5 ans de travaux forcés, et au moins 10 si la femme meurt des suites de l'opération. Si le « coupable » est un professionnel de la santé, les peines sont encore plus sévères, et il n'a plus le droit de pratiquer.
Il n'est pas difficile de se rendre compte que la loi - qui a à peine été modifiée depuis la Seconde Guerre mondiale - n'a pas pour but premier de protéger les droits des citoyens, mais de défendre un certain ordre moral. Ainsi, le texte prévoit des sanctions moins sévères s'il s'agit d'un « avortement d'honneur » : une femme qui provoque son propre avortement pour sauver son « honneur » ou quiconque pratique cette opération dans le but de sauver « l'honneur » d'un membre de sa famille sont condamnés à des peines moins lourdes.
Dans ce cadre très sévère, les mouvements de libération sociale de la fin des années 1960 ont apporté une minuscule bouffée d'oxygène à la loi sur l'avortement au Liban. Il y a tout juste quarante ans, le 20 octobre 1969, un décret présidentiel a rendu possible l'avortement dans des conditions très particulières. Tout en réaffirmant que l'avortement est illégal, ce décret permet aux femmes d'interrompre leur grossesse si celle-ci les met en danger de mort. Si elle est consciente, elle doit donner son accord. Sinon, son médecin peut prendre la décision à sa place sans consulter la famille. Dans tous les cas, c'est le médecin qui doit décider de l'interruption de grossesse, après avoir consulté deux de ses confrères - les trois spécialistes doivent signer une déclaration où ils confirment que l'interruption est le seul moyen de sauver la patiente.
L'avortement est interdit, même en cas de viol. Selon un rapport de l'ONU, en 2007, 84 % des pays développés et 37 % des pays en développement autorisent l'interruption volontaire d'une grossesse provoquée par une agression sexuelle.
Il n'existe pas de chiffres fiables sur la quantité de femmes qui ont eu recours à une interruption volontaire de grossesse au Liban, mais la plupart des médecins interrogés s'accordent à dire que ce nombre est sans doute élevé - aucun ne souhaite s'aventurer à fournir une estimation. Un certain nombre d'entre eux, interrogés par L'Orient-Le Jour ainsi que par d'autres médias, admettent sous couvert d'anonymat qu'ils redirigent régulièrement des patientes enceintes vers des spécialistes qui les aideront à interrompre leur grossesse.
« Je suis contre l'avortement par principe religieux, explique le Dr A., un gynécologue installé rue Hamra, à Beyrouth. Mais je sais que si je refuse de comprendre le cas d'une patiente, elle risque de se retrouver entre de mauvaises mains et d'en garder des séquelles graves. » Ainsi s'est créé petit à petit un réseau de médecins, parfois assistés de sages-femmes, qui pratiquent l'interruption volontaire de grossesse dans des structures aménagées à cet effet, mais sous la couverture d'une autre activité médicale. Il nous a été impossible de visiter une de ces cliniques spécialisées : leurs propriétaires savent que la moindre fuite pourrait être fatale à leur carrière. La police ne semble pas les rechercher activement, mais elle ne peut pas faire preuve de beaucoup de tolérance en cas de flagrant délit - les autorités religieuses veillent au grain.
D'autres médecins sont d'ailleurs respectueux de la loi. « Par conviction personnelle et par sens du devoir, je pense que l'avortement n'est jamais une solution, explique l'un d'entre eux, à Jounieh. Je refuse d'aider mes patientes à avorter, et je tente de les convaincre de garder leur enfant. » Celles qui persistent à vouloir interrompre leur grossesse, et qui n'ont pas accès à des soins discrets et coûteux de bonne qualité font appel à des sages-femmes qui n'ont pas la formation nécessaire pour pratiquer des avortements. D'autres essaient d'avorter seules, en tentant d'atteindre leur fœtus avec un instrument métallique, au grand risque de se blesser elles-mêmes. Il existe aussi des médicaments et des recettes de grand-mère dont les effets secondaires sont mal connus.
La plupart des médecins interrogés rappellent que la prévention est le meilleur moyen de réduire le nombre de grossesses non désirées. L'importance du préservatif et de la pilule doit ainsi être constamment rappelée aux adolescents et aux jeunes adultes sexuellement actifs, mais qui ne souhaitent pas avoir d'enfants. « Les prêtres et les cheikhs disent aux jeunes qu'il ne faut pas utiliser de contraceptifs, déplore le Dr A. Ils leur disent qu'il faut s'abstenir jusqu'au mariage, et ils imaginent que les jeunes vont les écouter. C'est à cause de cet entêtement absurde qu'on en arrive là. »
À quelques très rares exceptions près, l'interruption volontaire de la grossesse est aujourd'hui interdite par la loi libanaise, qui la punit de lourdes peines de prison. Pourtant, des avortements ont lieu par centaines, tous les ans, dans des conditions qui mettent souvent en danger la vie des patientes. Le poids des valeurs traditionnelles et religieuses reste le premier...