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Spécial Beyrouth capitale mondiale du livre 2009

La langue, terre de refuge ou d’exil?

Si la littérature définit l'identité d'un peuple et illustre son âme, qu'en est-il du bilinguisme, notamment dans les pays francophones comme le Liban où certains écrivains ont choisi délibérément de s'exprimer en français ? S'agit-il d'exil ou de refuge dans la langue ? Parlerait-on alors de rupture ou plutôt de quête d'identité ?
Évoquer l'identité culturelle dans la littérature n'est pas chose facile et ce problème a bien souvent confronté d'une part les écrivains et poètes qui revendiquent leurs sources phéniciennes à ceux qui sont les ardents défenseurs d'une arabité. Ces derniers tendent à oublier que l'être libanais n'est pas une entité humaine uniforme, ni même singulière, mais plurielle, dont l'âme s'est nourrie aux sources des différentes invasions et divers apports tant helléniques et méditerranéens qu'ottomans et arabes. Sans oublier certainement qu'au sein de ce même petit pays, chaque couche de la société a absorbé différemment ces invasions successives. Preuve en est, l'habitant de la montagne renfermé sur lui-même qui n'a pas aussi rapidement réagi aux flux étrangers comme le citadin.

L'écriture n'est
jamais neutre

Dans cette mosaïque complexe, Nadia Jammal, chargée d'enseignement de littérature française à l'USJ, tente un éclairage, tout en envisageant la problématique de l'identité dans la littérature sous différents angles.
«Aucune langue n'est neutre, commence par dire Jammal. Dès qu'il y a processus créatif d'écriture, il y a engagement. En l'informant, de nos mains comme une terre glaise, cette "materia prima" va acquérir une densité et une saveur particulière. Une spécificité, voire une identité. Il n'y a pas de langue qui ne soit langage, c'est-à-dire signes», observe-t-elle.
«La francophonie n'est pas sectaire, ajoute Nadia Jammal. Elle est une invitation à s'ouvrir à l'autre dans sa diversité et sa ressemblance. Dès lors, l'autre apparaîtra comme semblable à moi dans son humanisme et comme « rien de ce qui est humain ne m'est étranger...» Cependant dit-elle, chaque écrivain, qu'il soit libanais, canadien, africain ou vietnamien, apportera la spécificité de l'âme de son peuple qu'il infuse par des tournures d'écritures propres à son pays. Au Liban, écrivains et poètes se sont attelés au fil du temps à glorifier cette âme. Mais qu'est-ce au juste cette âme libanaise qui transcende les limites de la langue? Est-elle comme Victor Hugo l'a dit en définissant la forme: «C'est le fond qui remonte à la surface.»
Dans son essai d'anthropologie intitulé Le peuple libanais, Jean Salem, professeur à la faculté de droit et des sciences économiques de l'Université Saint-Joseph, invite «à reconnaître qu'à partir de la dualité des héritages culturels, une synthèse s'est constituée: synthèse imparfaite dont les éléments diversement disposés apparaissent souvent mal fondus mais coexistent en harmonie ou en conflit dans l'âme de tout Libanais. Cette âme, poursuit-il, le poète Hector Klat la voit comme "un musée étrange et composite", tiraillée par des sollicitations contraires et pourtant riches de ses contradictions mêmes: chaque sentiment et chaque pensée, je les dois à cette union passée».

Le reflet de
l'âme libanaise

«C'est cette âme-là que le romancier Farjallah Hayek a su si bien brosser, reprend Nadia Jammal. Ayant vécu sous le mandat français et bien appris la langue du mandataire, Hayek a greffé cependant à cette langue si figée dans ses constructions des expressions puisées dans le dialecte libanais de la montagne, nourries de la sève excessivement enrichissante d'une langue jeune et vigoureuse.» Dans le roman d'Abou Nassif, Hayek, entre autres traductions, fait allusion au grain de beauté qu'on appelle «chamié» ou «damascaine». Ces codes et repères, certes d'ordre linguistique dont il émaille ses écrits, ont permis à cet écrivain de rester attaché à ses origines, tout en enrichissant le substrat de la langue française et en dressant des ponts entre l'Orient et l'Occident au confluent de deux cultures.
Charif Majdalani, romancier libanais contemporain, maîtrisant bien les deux langues, déploie son âme libanaise dans la forme syntaxique. Pour Jammal, «ses deux romans, Caravansérail et La grande maison, se distinguent par des envolées lyriques et des phrases dont l'amplitude et le rythme rappellent la période littéraire arabe, ce qu'on retrouve également chez Hayek», dit-elle. Pourquoi n'a-t-on pas ainsi pu établir une comparaison avec Proust, célèbre pour la longueur de sa phrase? «Proust, répond Jammal, creuse les strates du temps pour trouver une vérité qui semble lui échapper. Sa phrase a un rapport essentiel au temps, tandis que dans celle de Charif Majdalani ou de Farjallah Hayek, à quelques cinquante ans de différence, on retrouve des caractéristiques de la langue sémitique et plus particulièrement de la langue arabe, comme la redondance, la métaphore et l'accumulation avec le retour du "et".»
Outre le souffle de la langue arabe ou la littéralité désignés comme éléments capables de trahir l'identité de l'écriture, un troisième élément et non des moindres vient s'y ajouter. Il s'agit du thème. Ainsi, c'est aux sources de certains termes éternels de la montagne libanaise que s'est nourri Le rocher de Tanios d'Amin Maalouf. On retrouve cette « libanité du sujet également chez Nadia Tuéni dans Vingt poèmes pour un amour, ou encore chez Charles Corm dans La montagne inspirée: «Et vous Kadicha... et toi Nahr Ibrahim... Et toi Baalbeck, noble asile...» Nul poète, nul écrivain ne peut parler du Liban avec autant d'amour et de vénération s'il n'a pas la sensibilité libanaise. Nul poète ou écrivain ne peut décrire les jeunes filles allant remplir leur jarre à la fontaine, les veillées au coin du feu dans la maison de terre battue ou l'émigré retrouvant son village natal avec autant d'authenticité et de chaleur s'il n'est pas libanais. Ce sont ces images qui révèlent cette âme enfouie et qui peut transpirer dans d'autres langues.

«Le langage
et son double»

L'auteur de théâtre Wajdi Mouawad a avoué un jour que s'il employait des mots français, la langue, le rythme et l'esprit demeuraient arabes. Ce à quoi répond le romancier Éduardo Manet: «Quand j'écris en français, je rêve en français, mais malgré moi j'utilise un français nourri par un rythme ou des mots qui viennent de l'espagnol, du portugais et de l'italien...» Et Tahar ben Jalloun d'ajouter: «Nous (écrivains bilingues) baignons dans deux fleuves; ces deux courants ne sont pas contradictoires, mais nous enrichissent. Nous essayons surtout d'apporter à cette langue la sensibilité de l'enfance. Et un écrivain qui a perdu en route son enfance a perdu beaucoup.»
Dans Le langage et son double, Julien Greene constate deux choses essentielles: d'abord qu'on ne peut pas écrire en même temps dans deux langues différentes, mais toujours en alternance; puis, que chaque langue a son âme
et sa personnalité. «Si la langue anglaise est plus charnelle et physique, dit Nadia Jammal en reprenant Greene, la langue française, elle, s'adresse beaucoup plus à l'intelligence et à la raison. Elle est plus cérébrale. J'avoue avoir retrouvé dans cette langue libanaise et chez nos auteurs libanais cette même chair, tant dans les métaphores que dans les images employées.»
«Le recueil de Greene est un des rares exemples de textes écrits en deux langues par un même auteur ; écrit en deux langues plutôt que traduit, car l'un des principaux enseignements de ces articles, portant pour la plupart sur le bilinguisme, est qu'on ne pense pas la même chose dans une langue et dans une autre et qu'à sujet égal, le propos peut changer assez
profondément.»
Pour conclure ce chapitre si vaste de l'identité culturelle, Nadia Jammal avoue qu'«il arrive même parfois en lisant certains auteurs libanais, comme Georges Schéhadé, qui maîtrisent magnifiquement bien la langue française, qu'on oublie leur nationalité. Ces Libanais sont-ils en rupture d'identité ou ont-ils trouvé dans cette langue le refuge idéal à leurs mots et l'expression idéale de leurs maux? Où se trouve cette jonction avec la langue française? Dans cette acculturation, les grandes émotions et les réactions primaires qui s'expriment dans la langue maternelle finissent par prévaloir. Et même, malgré quelques difficultés, c'est toujours au détour d'une image ou d'une phrase qu'on retrouvera cette âme».
Comment ces écrivains, exilés d'une langue, réfugiés dans une autre, vivent-ils cette dichotomie? «Dès les premiers moments d'écriture, il y a une partie de l'écrivain qui lui échappe. Comme s'il était devant le texte d'une personne étrangère.»
Mais comme toute langue vit grâce aux rapports allogènes et étrangers, devrait-on admettre, tout comme Éduardo Manet, «que notre patrie est la langue dans laquelle nous écrivons et que nous pouvons avoir deux patries comme on peut avoir plusieurs femmes»?

Bibliographie
- Le peuple libanais, essai d'anthropologie de Jean Salem.
- La montagne inspirée, de Charles Corm.
- Abou Nassif, de Farjallah Hayek.
- Le langage et son double, de Julien Greene.
- Magazine littéraire.
- Des propos recueillis de Nadia Jammal.
Évoquer l'identité culturelle dans la littérature n'est pas chose facile et ce problème a bien souvent confronté d'une part les écrivains et poètes qui revendiquent leurs sources phéniciennes à ceux qui sont les ardents défenseurs d'une arabité. Ces derniers tendent à oublier que l'être libanais n'est pas...