Faute de n'avoir pu remporter la moindre victoire sur Israël, de faire face à la colonisation puis à l'impérialisme sous toutes ses formes, de dépasser leur incompréhension mutuelle avec l'Occident, à défaut d'avoir réussi à relever le défi de la mondialisation, d'avoir pu s'émanciper de leurs autocraties religieuses ou militaires, d'avoir exorcisé leurs vieux fantômes et insufflé une âme nouvelle à leurs multiples cultures plusieurs fois séculaires, les musulmans de la région se sont retournés les uns contre les autres. Partout où l'histoire les a acculés à coexister dans un même cadre national ou géographique, sunnites et chiites s'affrontent désormais d'une façon ou d'une autre, éloignant par là davantage la perspective d'une nouvelle nahda.
Au cours de son histoire moderne, le Liban, lui, n'a pas connu de véritables confrontations intermusulmanes, le conflit entre Amal et les factions palestiniennes ne pouvant être réduit à la simple identité confessionnelle des parties belligérantes. Mais après le 14 février 2005, le pays pouvait difficilement se maintenir à l'abri de cette bataille aux armes et aux enjeux multiples, qui se déroule en Égypte, en Arabie saoudite, en Irak, à Bahreïn, au Yémen, au Pakistan ou ailleurs, ainsi qu'à l'échelle régionale, notamment après la chute de Saddam Hussein. Surtout face au retentissant « merci à la Syrie », lancé par Hassan Nasrallah moins d'un mois après le meurtre de Rafic Hariri, à la vindicte et la volonté de plus en plus affichée du Hezbollah, formation exclusivement chiite, de régenter l'État pour remplacer les caciques de Anjar, ainsi qu'à l'apparition au premier plan du dossier de l'armement du parti.
Les plaies ouvertes par l'inoubliable razzia du 7 mai 2008 et par les nombreux incidents entre le Courant du futur et le tandem Amal-Hezbollah qui l'ont précédée ou suivie, le dernier en date étant celui de Aïcha Bakkar, étant encore vives, le risque aujourd'hui est de voir le conflit entre le parti de Dieu et l'État ramené à une imbécile et criminelle bataille intermusulmane. Non seulement cela serait synonyme d'un report sine die du projet d'édification de l'État, mais cela, faut-il le rappeler encore une fois, mènerait le pays vers sa ruine et vers l'anéantissement de ses chrétiens, druzes et agnostiques.
En ce lendemain d'élections et à la veille de la formation d'un nouveau cabinet, l'occasion se présente d'empêcher une détérioration supplémentaire des rapports entre sunnites et chiites, afin de préserver la spécificité libanaise et poursuivre la route du 14 mars 2005, la route de l'État, de la stabilité, de la liberté, de la pacification et de la prospérité. Pour cela, il faudrait surtout ressusciter le politique, occulter le communautaire et mettre en avant les grands enjeux qui transcendent les clivages confessionnels tels que la privatisation, le service public ou le danger israélien, dans l'espoir de catalyser des rapprochements intermusulmans.
Néanmoins, cette entreprise louable ne justifie aucunement les manœuvres auxquelles se livrent certains dirigeants de la majorité, qui versent actuellement dans un excès aussi caricatural qu'injustifiable. Œuvrer pour la réconciliation nationale est une chose, exploiter la Palestine à des fins politiciennes après l'avoir oubliée pendant 4 ans, revenir à un discours éculé et soi-disant de gauche, et surtout vitupérer contre le slogan fédérateur du « Liban d'abord » au nom de l'arabité, en est une autre et relève de la pure ineptie. Car c'est dans les applications concrètes de ce slogan-phare que se trouve le filet de sécurité solide qui permettra de protéger véritablement le pays des différents dangers qui le guettent et d'éloigner durablement le spectre de l'irakisation.
Le concept « Liban d'abord » met en effet un terme à toutes les sources de conflit entre sunnites et chiites libanais dont les sujets de discorde sont non pas théologiques, mais éminemment politiques. Car au-delà des incartades de certains courants, qui se disent fervents partisans de ce slogan, « Liban d'abord », c'est en finir avec la politique étrangère autonome à laquelle prétend chacune des grandes collectivités du pays, la tentation de l'autosécurité qui n'abandonne pas les communautés/partis depuis les années 1950 et même avant, l'armement milicien au nom de grandes causes, les discours creux et racistes sur l'implantation des réfugiés palestiniens et la thèse fallacieuse de l'alliance des minorités. « Liban d'abord », c'est embrasser l'arabité dans ce qu'elle a d'émancipateur, de culturellement noble, loin du nationalisme abscons, de l'autocratisme vorace et de l'obscurantisme moyenâgeux ; c'est défendre la Palestine par tous les moyens sauf par les armes, au nom des droits de l'homme et non pour quelque motif nationaliste ; c'est accepter des relations privilégiées et équitables avec l'Occident sur base des intérêts communs, des liens culturels, économiques et politiques, du dialogue et des valeurs des Lumières, à l'abri des haines et rancunes du passé.
« Liban d'abord », c'est aussi surtout et avant tout « les Libanais d'abord ». Pas les druzes, pas les sunnites, pas les chiites, pas les maronites, pas les grecs-catholiques ou orthodoxes. Mais les Libanais attachés à vivre ensemble dans le cadre d'un État, d'un vrai, rejetant le règlement de leurs différends par la violence, déterminés à défendre leur bien-être commun par tous les moyens pacifiques et démocratiques. Sans consensualisme exsangue, sans discours édulcorés, sans crainte de confessionnalisation des dossiers politiques et sans nul besoin de chefs, qui font primer les considérations communautaires et le besoin de pérenniser leur leadership sur les intérêts du Liban et les aspirations légitimes de sa population.