Le Liban tout entier était alors en liesse et les quelques interrogations sur le futur de certains groupes qui avaient établi des liens avec Israël et ses hommes avaient été rapidement dissipées par le secrétaire général du Hezbollah dans son discours de Bint Jbeil lorsqu'il avait tenu à dédier cette victoire à tous les Libanais, promettant qu'il n'y aurait aucun acte de vengeance et que les anciens collaborateurs seraient jugés par les tribunaux libanais.
Neuf ans plus tard, Bint Jbeil est un immense chantier. Entièrement détruite pendant la guerre de l'été 2006, la bourgade retrouve un nouveau souffle et grouille de monde. Pour elle, la libération de 2000 a tenu ses promesses. Les habitants ne parlent que d'actes de résistance et évoquent les batailles avec une grande fierté. En ces jours de campagnes électorales, la ville encore en construction a été épargnée par les affiches et autres portraits de candidats. Dans tout le Sud d'ailleurs, c'est à peine si l'on voit deux ou trois portraits. Par contre, les photos des martyrs, elles, sont partout. C'est dire que dans cette région, les élections législatives du 7 juin n'intéressent pas grand monde. Par contre, le Sud tout entier guette les prochaines manœuvres israéliennes prévues le 31 mai et suit avec passion les informations sur les cellules d'espionnage pour le compte d'Israël démantelées en série par les services de sécurité. Les habitants de Bint Jbeil sont ainsi heureux de voir qu'aucun fils de la bourgade n'a été arrêté jusqu'à présent, ce qui prouve, selon eux, qu'il n'y a pas de traîtres sur place. Mais l'existence de ces cellules et peut-être d'autres encore dormantes suscite un profond malaise chez eux. Agglutinés sur la place, autour des drapeaux du Hezbollah, ils se demandent ce qui a pu se passer pour que le Sud fourmille de nouveaux espions. Hussein évoque avec émotion l'incroyable journée du 22 mai 2005 lorsque les Israéliens et leurs alliés ont quitté Bint Jbeil. « Ils sont partis sans demander leur reste et sans oser un seul regard en arrière. Même les gens de l'ALS n'ont pas eu le temps d'emporter leurs bagages. Jusqu'au dernier moment, ils espéraient encore que les Israéliens garderaient quelques positions stratégiques. En tout cas qu'ils ne les laisseraient pas tomber d'un coup. Et pourtant... » Hussein considère que ce jour-là est le plus beau jour de sa vie. « De nombreux résistants réfugiés dans la banlieue sud de Beyrouth sont revenus dans la bourgade et nous circulions sans désormais avoir peur et sans nous guetter les uns les autres avec suspicion. »
Pour Ali, Israël est un ennemi qui ne baisse jamais les bras. « Après sa défaite en 2006, il s'est mis en tête de prendre sa revanche. Et il s'est mis à enrôler des agents dans de nombreuses régions. Mais cela n'aurait pas été possible sans le climat politique qui règne dans le pays. D'abord, on a voulu effacer de nos mémoires la victoire de 2000. Au cours des deux dernières années, ce jour-là n'était même plus une fête nationale. De plus, on a tellement attaqué la Syrie qu'Israël est devenu en comparaison un ennemi moins redoutable. Toute la philosophie des dernières années était axée sur les armes du Hezbollah et la nécessiter de les neutraliser ainsi que sur le fait qu'elles constituent une véritable menace pour le pays, bien plus que les visées israéliennes. Dans ces conditions, il est normal que les espions prolifèrent. Ils ne sentent plus qu'ils commettent un crime de haute trahison. »
Autour de Hussein et Ali, les gens s'attroupent et commentent à leur tour la situation. Ansar reconnaît qu'en dépit du retrait israélien, la manne libanaise ne s'est pas déversée sur les villages du Sud. « Mais au moins, nous pensions être entre Libanais, tout heureux de notre indépendance et de la libération de notre territoire. Là, nous sommes un peu choqués. Sans la chaîne al-Manar qui émet ces deux jours en direct à partir de Bint Jbeil, comment aurions-nous pu nous rappeler les grands événements de mai 2000 ? C'est comme s'il y avait une volonté délibérée d'effacer ces journées historiques de nos mémoires. »
Les habitants de Bint Jbeil, qui se reconstruit tant bien que mal avec les fonds du Qatar, ne ménagent pas l'État qui, selon eux, les a honteusement abandonnés, en 2000 et en 2006, comme s'il se lavait les mains de leur sort. « Après cela, on nous reproche d'être avec le Hezbollah, s'écrie Hiba. Mais nous a-t-on laissé un autre choix ? Quel recours avons-nous eu pendant toutes ces années ? Qui s'est intéressé à nous ? Le gouvernement a bien tenu une réunion extraordinaire à Bint Jbeil le 25 mai 2000, mais depuis, à part les ministres d'Amal et du Hezbollah, aucune personnalité officielle n'a fait le déplacement jusqu'ici... »
Pourtant, en ce mois de mai 2000, ils avaient réellement cru qu'une nouvelle aube commençait pour le pays. Ils pensaient vraiment que la page des dissensions internes était définitivement tournée et que désormais, le Sud serait au cœur du pays. Ils ont vite déchanté. La polémique soulevée autour des anciens collaborateurs, la lenteur des institutions étatiques, les conflits politiques et les querelles de clocher ainsi que les conditions économiques difficiles se sont rapidement imposés au Sud comme ailleurs, faisant passer au second plan toutes les autres considérations.
La guerre de 2006 a été ensuite une nouvelle épreuve, mais aussi une nouvelle source de fierté. « Elle a montré, rappelle Hussein, que l'option de la résistance était juste et efficace. Et cette fois, nous n'avons pas reçu les aides de l'État, mais le Qatar a directement organisé la reconstruction de notre ville. Seulement, c'est au cours des trois dernières années que tout s'est gâché. » Ils se sentent désormais exclus du reste du pays. « C'est pourtant nous qui vivons sous la menace israélienne directe », lance Fatmé, qui reconnaît toutefois l'existence d'un élément positif : le retour des chrétiens de la région et la bonne entente qui règne avec eux. « Il n'y a aucune différence entre nous. Nous avons les mêmes problèmes et les mêmes aspirations », précise Ali.
Unis dans la même amertume et dans la même angoisse, les habitants du Sud ? « Nous aurions voulu être unis avec le reste du pays dans un même objectif la lutte contre la menace israélienne. Nous, nous sommes prêts, mais les autres ? » demande Ali.