Trois exemples : le 13 octobre 1990, quand Michel Aoun capitule et remet le commandement de l'armée à Émile Lahoud. Mais sur le terrain, certains, qui croient en lui, ne sachant pas qu'il a capitulé, continuent de se battre et périssent de la plus gratuite des manières. Il dira : la liberté a un prix. C'est vrai. Mais seul a le droit de le dire celui qui en a payé le prix. L'exil tranquille de Paris n'en est pas un. Le génie militaire de Napoléon ne l'empêcha pas de mener ses hommes au désastre de Waterloo. Le Waterloo de Aoun, c'est le 13 octobre 1990.
Deuxième exemple : les Libanais enlevés, conduits en Syrie et dont on n'a plus de nouvelles, alors même que certains de leurs proches attestent qu'ils étaient toujours vivants, plusieurs années après leur enlèvement. On comprend que Damas nie l'existence de ce dossier, mais pas qu'un homme d'honneur en qui nombre de Libanais ont foi enfouisse cette vérité embarrassante et passe à
autre chose.
Troisième exemple : l'humiliation infligée au patriarche maronite et au patriarcat par une meute survoltée d'hommes et de femmes convaincus - par Michel Aoun - que l'adhésion du patriarcat à l'accord de Taëf est une félonie, une trahison. Mais Bkerké n'était pas la Bastille. Il en est resté aux maronites un goût amer que rien n'a effacé. De cette offense, la responsabilité retombe principalement sur la personne de Michel Aoun, comme le montre bien l'ouvrage d'Antoine Saad, dont nous publions aujourd'hui, pour la quatrième et dernière fois, des extraits significatifs. C'est l'un des aspects les plus troubles de la personnalité d'un homme, par ailleurs bien riche en paroles, certainement et de loin l'arme la plus redoutable qu'il ait maniée, et pas toujours, loin de là, avec bonheur.
Ainsi le veut l'histoire. Par certaines actions d'éclat, Michel Aoun se place certainement au-dessus de la mêlée. Mais des actions comme celles qui sont évoquées le ramènent à sa juste mesure. Elles nous apprennent à juger un homme à ses actes, à ne pas l'idolâtrer. Et si l'on admet que Michel Aoun est un grand homme, force est de constater que ses erreurs sont à sa mesure : grandes.
Le 3 novembre 1989, les services de sécurité des Forces libanaises apprenaient que le patriarche Sfeir pourrait faire l'objet d'une agression visant à le pousser à quitter la région Est. Le chef des FL Samir Geagea chargeait alors deux de ses aides d'en aviser le prélat et de lui proposer, en plus de la protection assurée par l'armée, celle des FL. Le maître de Bkerké déclina l'offre, déclarant aux envoyés de Geagea que « les FL ne sont pas plus maronites que d'autres. Je n'ai pas besoin de protection et nul ne s'en prendra à moi ». Commentaire de Geagea : « Tant pis pour lui. Moi, j'ai fait mon devoir. »
Le 4 novembre, le responsable de sécurité à Jounieh d'un service officiel informa le patriarche que des jeunes iront le lendemain à Bkerké pour un simulacre d'obsèques au député Georges Saadé. Que faire ? demanda-t-il. « Qu'ils restent sur la grande place, répondit le patriarche. Il faut interdire l'accès de l'église qui ne doit pas être profanée. » Puis il envoya à Baabda NN. SS. Abou Jaoudé et Rahi : « Bkerké refuse la division, et soutient l'élection d'un président et le rétablissement des institutions étatiques », dirent-ils à Aoun, lui faisant assumer « la responsabilité de ce qui se passera lors de la manifestation de demain ». Le patriarche estimait qu'ainsi prévenu et mis en garde, Aoun ferait avorter la manifestation.
Dimanche 5 octobre. Le général Aoun téléphone à 10h au patriarche. Il veut savoir si les députés l'ont informé avoir quitté Paris et s'il connaît le nom de qui serait élu président. Double réponse négative du patriarche. Puis ce dernier reçoit une délégation du Bureau national de coordination, favorable à Aoun, qui estime « préférable de ne pas élire un président car, quel qu'il soit, il sera à la solde de la Syrie ». « Comment alors gouverner le pays ? » réplique le patriarche. « Le général restera au pouvoir quatre ou cinq ans jusqu'à ce que la situation se dégage », lui est-il répondu.
À 19 heures, se réunit au centre balnéaire Rimal le Bureau de coordination sous la présidence de Roger Azzam. Tous les intervenants dénoncent les positions de Bkerké, enflammant une foule de plus en plus dense et excitée. Dans ce contexte, Azzam décide de reporter au lendemain 11h la marche sur Bkerké, prévue dans la nuit, ne pouvant convaincre la foule de l'annuler totalement. « Je redoutais, dira-t-il plus tard, un acte répréhensible à l'égard du patriarche en cas de manifestation nocturne. Certains ont décidé quand même de se rendre de nuit à Bkerké alors que d'autres n'ont pris part qu'à la manifestation du jour suivant. »
C'est en suivant le bulletin d'informations à la télévision que le patriarche apprend vers 21h que « pour protester contre les positions du patriarche Sfeir qui ont pavé la voie à l'élection de René Mouawad, une manifestation pacifique se dirigera demain lundi à 11h vers Bkerké ». Puis il entendit des cloches sonner sur fond de tumulte grandissant et se rappela qu'un prêtre de Bkerké avait appris que des rassemblements se formaient à Beyrouth et Jounieh pour marcher sur le siège patriarcal.
Vers 21h30 effectivement, des groupes de jeunes arrivent à Bkerké. Ils demandent à Mgr Abou Jaoudé de rencontrer le patriarche sur la place extérieure. « Qu'ils envoient quatre représentants », répond ce dernier. Peu après, quatre jeunes gens se présentent, un de la famille Tarabay, l'autre de la famille Chalfoun, de Ghosta, le troisième, le plus excité, est un Abou Sanayeh et le dernier étudie la médecine à l'AUB. Ils expriment au maître des lieux leurs appréhensions au sujet de la position du patriarche au sujet de Taëf, au moment où tous les efforts doivent se coaliser pour soutenir la guerre engagée par Aoun pour sortir les Syriens du Liban. Le patriarche dit les avoir compris, déclare soutenir entièrement le général Aoun dans sa revendication d'une souveraineté totale et leur demande d'en informer leurs camarades. Les quatre jeunes se retirent puis reviennent, insistant pour qu'il rencontre des manifestants. Mais alors qu'il s'apprêtait à sortir, une foule en colère à laquelle des manifestants ont ouvert le portail de l'enceinte extérieure envahit le bâtiment, et c'est en vain que NN. SS. Abou Jaoudé et Rahi tentent de freiner ce déferlement.
Lorsque le patriarche se présente devant les manifestants massés dans la grande salle, il est accueilli par des « Vive le général » par une foule qui scande « Âme et corps, nous sommes à toi, général ». Le portrait du patriarche est descendu, arraché de son cadre, mis en pièces, remplacé par celui de Aoun sous lequel on trace « La gloire du Liban lui est conférée », formule accompagnant traditionnellement l'intronisation des patriarches maronites. Alors que des photos de Aoun sont collées un peu partout, on demande au patriarche de sortir à la rencontre de la foule massée sur la place intérieure. Le prélat sort. On exige un discours de soutien à Aoun, on crie : « Dis que tu es contre Mouawad », « Dis : Je suis contre les députés et avec le général. » Au-dessus de sa tête, un jeune a brandi le portrait de Aoun. « Embrasse la photo, embrasse la photo », hurle une foule hystérique. Le patriarche refuse. Ne pouvant supporter cette scène pénible, Mgr Rahi se retire et se rend à la chapelle.
Un des participants à la manifestation racontera plus tard. « J'avais 23 ans et vibrais d'un enthousiasme nationaliste. J'allais au cinéma quand, passant place Sassine, je vis des jeunes manifestant contre l'élection de Moawad et contre la Syrie, et entonnant des chants nationalistes. Je me joignis à eux. Puis l'un proposa d'aller à Bkerké pour savoir la position exacte du patriarche accusé de nous avoir vendus en approuvant l'accord de Taëf. Une soixantaine de jeunes embarquent à bord d'une vingtaine de voitures qui prennent le chemin du siège patriarcal où nous arrivons à 20h30. Devant la porte fermée, nous hurlons et chantons jusqu'à ce que, au bout de vingt minutes, Mgr Abou Jaoudé apparaisse et nous demande ce que nous voulons. "Des précisions du patriarche sur ses positions." Il dit que le patriarche se repose, nous suggère de revenir demain. Nous insistons et il promet d'essayer d'arranger une rencontre.
« Nous attendons 20 minutes. Rien. La colère nous saisit. Le patriarche nous prend pour des enfants, pensai-je. J'escalade alors la porte, atteint la fenêtre à travers laquelle je saute dans un corridor au moment où passe Mgr Abou Jaoudé. Il prend peur : "Comment peux-tu entrer de cette façon ?" dit-il. Je réponds : "Je prends toutes sortes de drogues. Ne m'empêchez pas d'entrer. Je veux demander au patriarche pourquoi il refuse de nous voir." En fait, je n'ai jamais fumé la moindre cigarette. Mais j'ai voulu le terroriser et j'ai réussi. Il fait le signe de la croix au-dessus de ma tête puis demande à la foule de choisir trois autres délégués pour rencontrer le patriarche. Il nous conduit au salon rouge où arrive le patriarche. Nous lui disons être venus pour savoir s'il est avec ou contre nous, c'est-à-dire contre ou avec Taëf. Il dit ne pas pouvoir se ranger aux côtés d'un camp contre l'autre, que tous sont ses fils qu'il traite sur un pied d'égalité. Je répète trois ou quatre fois la question sans recevoir de réponse. Je refoule ma colère jusqu'à la fin de la rencontre.
« En me dirigeant avec mes trois camarades vers le portail extérieur, je vois des centaines de manifestants se ruant vers l'intérieur du siège. J'ignore comment ils ont forcé le portail, comment la poignée que nous étions est devenue une foule. Je leur crie : "Le patriarche nous a vendus aux Saoudiens et aux Américains." J'ignorais ce que je disais, mais c'était ce que tout le monde répétait alors. »
(...)
À plus d'une reprise, avant et après l'entrée des manifestants, Mgr Abou Jaoudé appela au téléphone le général Aoun pour lui demander de faire cesser cette violation du siège patriarcal. On lui répondait qu'il était loin de l'appareil ou qu'il était injoignable. Lorsqu'il put lui parler, sa voix était lointaine, peu compréhensible. Aoun promit de faire tout son possible. Une heure après, rien. Mgr Abou Jaoudé rappela le général qui parut surpris. « Que diront les gens en Occident en voyant ces scènes honteuses à la télévision ? » lui demande le vicaire. « Qu'il y a cassure entre le peuple et l'Église », lui répond Aoun. La réponse choqua le patriarche et son entourage pour qui elle recelait de mauvaises intentions à l'égard de l'Église. Sfeir décida alors de se rendre à l'aube de lundi au siège patriarcal estival de Dimane. C'est après minuit que le général Georges Harrouk arrive à Bkerké. Il dit regretter ce qui s'est passé, déclare en avoir été informé à minuit par le général Aoun, mais qu'il a tardé à arriver à cause des voitures encombrant les routes.
Treize ans plus tard, Aoun exposera sa version des événements lors d'une rencontre à Paris avec l'auteur en février 2002. « C'était une nuit horrible. Le peuple était fou de rage, surexcité. Il avait vu se dissiper, sans rien pouvoir faire, son rêve de libération du pays des Syriens. Il était révolté contre les députés et contre le patriarche Sfeir à qui il faisait assumer l'anéantissement de ses espoirs. J'ai décidé de passer la nuit chez moi, n'ayant pas dormi depuis longtemps. Sur la route menant à Rabieh, le spectacle était impressionnant : des pneus qu'on brûle, des jeunes surexcités, filles et garçons, qui agitent des drapeaux, hurlent des slogans, distribuent des pamphlets. J'eus peur qu'on me reconnaisse et demandai au chauffeur de ne s'arrêter sous aucun prétexte. Je craignais que les manifestants ne m'étouffent tellement ils m'aimaient.
« Personne n'a demandé mon avis avant la manifestation, et l'implication du capitaine Keitel Hayek ne me concerne pas. Il n'avait aucune fonction sécuritaire lorsque j'ai accédé au pouvoir et je ne l'avais chargé d'aucune mission. En tout état de cause, lorsque je suis arrivé au pouvoir, des agents des services de renseignements du monde entier étaient disséminés à travers le Liban. Je n'innocente pas les FL de ce qui est arrivé. Dans le reportage sur l'attaque de Bkerké diffusé par la LBCI, on a pu voir d'ailleurs deux éléments des Forces libanaises agressant le patriarche. »
Le patriarche également était convaincu que les FL ont dû chercher à tirer profit de cette agression pour salir l'image du général Aoun qui l'avait en quelque sorte justifiée. Le patriarche apprendra plus tard que la majeure partie des manifestants était composée de militaires et de FSI venus en tenues civiles avec leurs épouses.
(...)
Quant au général Aoun, tout en affirmant condamner toute action contre Bkerké, il dira à un journaliste souhaiter « que le patriarche revienne à Bkerké, et qu'il se réconcilie avec sa communauté et les fidèles. Son destin est celui du peuple. Il doit choisir entre cette réconciliation et ses convictions opposées à celles de sa communauté ». Des propos bien plus proches de l'appui à la manifestation que sa condamnation.
(Extraits du chapitre 4 de la dixième partie)