Or le sujet ne se limite pas à une question de rapports de force. Car, comme le soulignent divers responsables anciens ou présents, il ne peut y avoir d'État de droit fort, voire d'État tout court en définitive, sans maîtrise de l'intégrité du territoire. Ce qui ne peut se faire qu'à condition que les forces régulières restent seules armées. Autrement, le pays risque, à terme rapide, de retomber dans les affres partitionnistes du temps de la guerre et des mini-États miliciens. Élu président, Bachir Gemayel avait été assassiné avant de lancer son projet de normalisation au profit de l'autorité étatique républicaine. Bien entendu, les Syriens n'avaient mis au pas les uns et les autres, expédiant les Palestiniens en Tunisie, que pour happer eux-mêmes l'État libanais. En gardant soigneusement tous les germes de discorde interne, suivant la règle « diviser pour régner ». Ainsi, pendant longtemps, diverses fractions locales avaient refusé de remettre leurs armes à l'État tant que les Palestiniens, que le Mouvement national couvrait, gardaient les leurs. Sous prétexte qu'ils voulaient faire face à Israël, argument que l'on retrouve aujourd'hui chez le Hezbollah.
Taëf n'a été porteur que de faux espoirs. Tout le monde n'a pas été désarmé. Les Palestiniens sont restés sur pied de guerre dans leurs camps et ont même essaimé au-dehors en y créant des bases militaires. Mais c'est surtout le Hezbollah qui s'est surarmé, au titre de la lutte de résistance pour la libération. Ce qui lui a permis de sacraliser sa mission, donc son armement, pour que personne n'en vienne à les contester. Après le retrait israélien, la justification tenait encore grâce à Chebaa, toujours occupé. Mais elle s'est démolie lorsque le Hezbollah a tourné ses armes, le 7 mai, contre l'intérieur et les Libanais.
Il n'empêche : l'arsenal du Hezbollah continue à être légitimé, dehors, par l'Iran et la Syrie. Et à l'intérieur, par ses alliés, notamment par le général Michel Aoun qui lui assure une indispensable couverture chrétienne, en se démarquant d'autres pôles de la communauté, qui militent pour l'État de droit souverain. Le chef du CPL ne partage pas leurs vues sur les projets du Hezbollah, qui mettent à mal l'identité même du pays, en se référant à l'autorité d'un recours extérieur, iranien, le wali el-fakih, autorisé à décider de la guerre et de la paix pour le Liban.
Le général Aoun ne reconnaît donc pas qu'il en va ainsi. Pour lui, le Hezbollah, blanc comme neige, est libanais, et rien que libanais. Dès lors, les divisions opposant leurs dirigeants mettent les chrétiens libanais autant en péril, côté rôle et devenir, que le projet d'État ou l'identité du Liban. Les perspectives étant que, dans le meilleur des cas, chacune des familles spirituelles du pays se trouverait contrainte de s'armer, de devenir un État dans l'État, pour défendre sa survie.
Le Amid du Bloc national, Carlos Eddé, souligne, dans ces conditions, que tout électeur, notamment chrétien, doit réaliser qu'il existe un lien direct entre la victoire éventuelle de Michel Aoun aux élections, son soutien au Hezbollah, et la couverture qu'il apporte ainsi au projet de République islamique développé dans l'ouvrage du numéro deux du Hezb, cheikh Naïm Kassem. En effet, si le parti de Dieu et le général devaient emporter la timbale aux législatives, la nouvelle majorité tenterait de modifier Taëf, ce qui provoquerait des conflits intérieurs aigus. Cela étant, le Hezbollah pourrait exiger un référendum sur la République islamique, sans que Michel Aoun ne puisse piper mot. Tandis que, sans doute, il se trouverait lâché par la plupart de ses partisans, dont les yeux seraient dessillés, mais trop tard. Comme le corbeau de la fable.