La triste réalité, bien loin des communiqués triomphalistes ? Il existe à ce jour, sans compter celles transformées contre leur gré en boucliers humains, un million de personnes déplacées que l'aride arithmétique onusienne énumère ainsi : 200 000 ont déjà quitté la seule vallée de Swat et 300 000 sont en instance de départ alors qu'elles sont au nombre de 500 000 à avoir fui la Province du Nord-Ouest. Il reste sur place des milliers de pauvres hères qui servent de boucliers à ceux que l'on s'obstine à affubler de l'étrange appellation d' « étudiants en théologie », membres dans leur immense majorité des tribus pachtounes. Pour les familiers de ces contrées, il s'agit de la crise humanitaire la plus grave depuis 1947, date à laquelle naissait le Pakistan, fruit de l'atomisation de l'empire des Indes.
Jusqu'au 15 du mois dernier, continuait de régner, dans ce qui était hier encore une idyllique destination touristique, un semblant de calme, fruit d'un bien étrange accord passé avec Islamabad, une sorte de troc : l'ordre en échange de la loi islamique. Très vite, le pacte devait toutefois être remis en question par Soufi Mohammad, beau-père du mollah Fazalullah, l'un des principaux chefs de guerre dont la particularité est de n'avoir aucun lien avec el-Qaëda. Plutôt que d'inviter ses partisans à mettre bas les armes, comme le prévoyait la toute récente entente avec le pouvoir central, il avait dénoncé la Constitution du pays et décrété que « la démocratie, c'est pour les infidèles ». Simultanément, son gendre annonçait, dans une étape à venir, l'instauration de la charia dans tout le pays. Mais la goutte d'eau de trop, ce fut l'occupation de la ville voisine de Buner, ce qui déclenchait vingt-quatre plus tard une riposte militaire d'envergure et une mobilisation politico-diplomatique américaine sans précédent. Pendant que Hillary Clinton parlait d'une « menace mortelle pour le monde », Barack Obama s'en prenait aux jihadistes et faisait planer le doute sur la poursuite de son aide au pouvoir central.
L'enjeu, contrairement à ce que d'aucuns pourraient croire, n'est pas tant la « talibanisation » du Pakistan que la création autour de ce pays de miniplaces fortes qui serviraient de bases pour le lancement d'attentats comme autant de coups de boutoir. C'est que, selon les rapports des services de renseignements occidentaux, l'armée, commandée par le général Ashfak Pervez Kayani, continue de représenter, avec ses 620 000 hommes et le matériel dont ils disposent, un corps capable de résister à un assaut de type conventionnel. Aux yeux de Washington, le danger le plus sérieux est celui de voir l'arsenal nucléaire (60 à 100 bombes) tomber aux mains des islamistes, une éventualité qui donne des sueurs froides aux stratèges de la nouvelle administration démocrate, en dépit de l'assurance affichée par le président lui-même et d'un programme - hérité de l'ère Bush - prévoyant une aide annuelle de 100 millions de dollars pour la construction de « boucliers » censés protéger les sites en question.
Les États-Unis ont englouti depuis 2001 près de 10 milliards de dollars sous forme d'aide militaire, à quoi se sont ajoutés dernièrement des secours d'un total de 1,5 milliard sur cinq ans. Lors d'une conférence tenue à la mi-avril à Tokyo, ils se sont engagés en outre - avec la Grande-Bretagne, le Japon, la Corée du Sud, l'Arabie saoudite et d'autres pays amis - à assurer 5,3 milliards supplémentaires. Il est douteux que cette manne suffise à contenir la vague extrémiste, si tant est que celle-ci représente une véritable menace. Les Pakistanais sont loin d'être des inconditionnels d'Oussama Ben Laden ou même de partager les vues des talibans. Néanmoins, la modération qu'on leur prête n'a pas empêché leur nation de sombrer chaque année un peu plus dans la violence. C'est ainsi que les deux années passées ont vu se produire plus de 120 attaques-suicide. Face à cet ennemi, face aussi au double jeu pratiqué par l'Inter-Services Intelligence (ISI), les dollars et les bombes ne pèsent pas lourd. Sinon pour une population civile qui ne profite guère des premiers, mais qui est visée par les seconds.