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La reconnaissance de la propriété et la répartition de l’eau Hyam MALLAT
Par MALLAT Hyam, le 12 décembre 2008 à 00h00
Dans cette région proche-orientale tourmentée depuis si longtemps par l’histoire, le Liban se présente comme l’expression de sollicitations et de contradictions qui élèvent les expériences quotidiennes au rang d’évènements témoins. Et c’est en partant d’originalités propres que l’évolution de cette petite société a acquises au cours des siècles, et particulièrement avec ce début du XXIe siècle, valeur singulière dans ce Proche-Orient, au moment même où les grandes et les petites nations se sont portées à l’élévation de leurs spécificités propres au rang de privilèges de l’histoire. Pourquoi donc cette évolution humaine du Liban au cours des derniers siècles a-t-elle abouti à un modèle de comportement politique original ? Certes, les institutions – à commencer par l’émirat instauré dès 1516 et continué par le système du moutassarifiyya puis du système politique actuel – y sont pour beaucoup. En effet, dès 1516, la consécration d’un système politique, qui devait perdurer jusqu’en 1842, a permis de consacrer l’éminence d’une institution politique – l’émirat – où le prince régnant était assuré de la succession politique dans sa famille à travers son fils, son neveu ou autre. C’est cette fixation sur le phénomène représentatif de l’émir puis du moutassarrif qui a permis une sorte de personnalisation du pouvoir politique, dont, en tout premier lieu, la présidence de la République qui, selon les hommes en place et les circonstances, a permis d’occulter, d’ajourner ou de faire éclater selon les cas les antagonismes favorisant les forces centrifuges au détriment des forces centripètes. Certes, cette continuité ne saurait occulter les avanies que le citoyen a eu le malheur d’avoir toujours à supporter suite au poids de féodalités de toutes sortes et des sautes d’humeur de politiciens, émirs, cheikhs et beys mus par des instincts de petite rivalité et de haines personnelles. Mais la grande leçon de l’histoire politique du Liban revient à reconnaître que ce citoyen a su être, dans sa vie quotidienne au cours de l’histoire, plus grand que ses dirigeants car il a pu traverser les malheurs sans céder sur l’essentiel de sa condition sociale et économique. Et nous sommes convaincus que deux éléments significatifs ont permis l’éclosion de cette forme de démocratie que nous connaissons à savoir le statut de la propriété et la répartition de l’eau au sein de la société libanaise.
Pourquoi ?
Parce qu’il est nécessaire de rappeler qu’avec la conquête du Proche-Orient par les Ottomans en 1516, la région a été divisée en wilayets (gouvernorats) directement rattachés à l’autorité centrale à Istanbul. Ainsi, des villes ou des régions, aujourd’hui partie du Liban, telles Tripoli, Saïda, Beyrouth,… étaient gouvernées par des fonctionnaires ottomans nommés le plus souvent pour un an et mutés ainsi de manière périodique pour éviter tentations et complots politiques, et cela jusqu’au début de l’affaiblissement de l’autorité centrale ottomane vers la fin du XVIIIe siècle. Mais le Mont-Liban, quant à lui, avait été érigé en 1516 en une principauté directement régie par une famille autochtone du pays, les Maan, qui, soucieux d’assurer le développement du pays pour asseoir leur autorité et payer l’impôt à la Sublime Porte, ont encouragé les habitants à l’exploitation de la terre et au commerce de ses produits. Or, au nombre des problèmes cruciaux à identifier et à résoudre pour une évolution positive des activités de production, deux questions se posaient d’emblée : l’une relative à la propriété et la seconde à l’eau.
(a) Pour ce qui est de la propriété foncière, il était évident, dans un pays montagneux comme le Mont-Liban, qui s’étendait sur la chaîne centrale du nord au sud du pays, que tout développement agricole exigeait de fixer les normes juridiques orales ou écrites relatives à l’acquisition des terres car il était vain de croire au succès de la sédentarisation et du développement agricole sans une bonne détermination du statut juridique de la propriété. Et c’est ainsi que la région du Mont-Liban reconnut dès le XVIe siècle le principe de la pleine propriété en zone urbaine et rurale (le mulk en langue arabe), autorisant tout habitant à acquérir un bien-fonds en son nom à titre définitif et à le céder soit en vente, soit en héritage. Plus encore, le concept des biens-fonds « amiriés » – le terme amirié signifiant prince ou par assimilation l’État – avec un domaine éminent au profit de l’État et un domaine utile au profit du possesseur avec pouvoir de révocation ponctuelle par le wali ou l’État – est resté inconnu au Mont-Liban, assurant ainsi encore plus les habitants de la pleine possession de leurs propriétés. Or, ce statut juridique tel qu’adopté dans la région du Mont-Liban n’avait pas son équivalent dans les régions rurales des wilayets soumises à l’autorité centrale ottomane où le principe de la pleine propriété (le mulk) n’existait que pour la ville et où les biens-fonds étaient régis par le principe de l’appartenance à l’État ou à l’émir. Déjà en 1784, Volney relevait cet élément significatif quand il écrivait : « Les sultans s’étant arrogé, à titre de conquête, la propriété de toutes les terres, il n’existe pour les habitants aucun droit de propriété foncière, ni même mobilière, ils ne possèdent qu’en usufruit (…). Dans les pays abonnés, comme ceux des druzes, des maronites, … il existe une propriété réelle, fondée sur les coutumes que les petits princes n’osent violer ; aussi les habitants sont-ils tellement attachés à leurs fonds que l’on n’y voit presque jamais d’aliénation de terre. »
Cet héritage historique – et d’une extrême sensibilité politique, psychologique et sociale – a été consacré par le code de la propriété promulgué le 12 novembre 1939, qui a eu la sagesse de reconnaître dans le cadre de la distinction juridique des immeubles les biens mulk et les biens amiriés.
Cette approche de l’identification de la situation de la propriété acquiert toute sa valeur significative car, sans renier ou négliger l’héritage politique et sociologique, elle l’a reconnu en l’intégrant au statut actuel de la propriété, assurant ainsi une stabilité dans les relations sociales qui est une caractéristique de l’émergence et du développement de la société politique libanaise.
(b) Pour ce qui est de la question de l’eau, plus particulièrement, celle-ci s’est toujours imposée au Proche-Orient comme un problème incorporant des données politiques, économiques et sociales contraignantes perçues et appréhendées au cours de l’histoire des sociétés de diverses manières selon les cas et les circonstances. Toutefois, l’évolution des politiques et des habitats prouve bien que l’eau a constitué un élément déterminant de la constitution des États, des empires et des cités. Déjà dans son ouvrage intitulé Le despotisme oriental, Kurt Wittfoge a rappelé la création de ces sociétés historiques et politiques au Proche-Orient, ainsi que leur évolution, selon l’excès ou la rareté de l’eau.
Mais la distinction reste à faire entre l’émergence puis l’affirmation du système politique d’une société de pénurie d’eau et celle d’excès d’eau. Dans le premier cas, l’eau devient vite moyen despotique de la politique ambiante pour contrôler les hommes et la production: les exemples historiques de la création des empires du Nil et de l’Euphrate en Mésopotamie en sont des témoignages significatifs. Par contre, l’excès, ou à tout le moins l’existence de l’eau, pousse à une coopération sociale où chacun devient conscient des obligations mutuelles simultanées pour profiter de l’eau et assurer la production agricole – source de vie et de réponse aux besoins de l’homme.
Plus encore, au Liban même, il apparaît bien que l’occupation humaine, et donc les activités sociales et économiques se sont rapidement concentrées à proximité des cours d’eau et des hautes sources pour permettre à la population de disposer de la ressource de manière convenable. Et c’est ainsi que des agglomérations importantes se sont constituées dans les hautes montagnes du pays pour permettre aux habitants de sécuriser la ressource en eau, et d’assurer leurs besoins domestiques et économiques.
C’est cette même nécessité qui a également poussé les habitants à coopérer ensemble pour tirer profit de la ressource en eau et donc d’une bonne exploitation des biens-fonds – d’autant plus que la configuration de la montagne exigeait, pour une utilisation optimale des terrains, de mener des opérations de terrassement et de construction que seule une coopération bien acceptée par la population pouvait permettre. C’est cette même coopération qui a poussé les habitants à s’accepter, à se supporter, à se disputer, mais sans mettre en danger un processus de coopération et de cohabitation constituant un exemple politique unique au Proche-Orient dès le XVIe siècle. Déjà lors de son voyage au Mont-Liban en 1596, le père Jérôme Dardini s.j. (1552-1634), mandaté d’une mission par le pape Clément VIII, relevait dans son ouvrage : «Tout le pays consiste en de hautes montagnes pierreuses… Ces montagnes, cependant, par l’industrie et le travail des hommes, semblent, la plupart, ne plus composer qu’une plaine. Car ramassant en un endroit bas des pierres qui sont dispersées çà et là, ils élèvent de hauts murs et avançant toujours, ils en élèvent d’autres, si bien qu’à force d’affaisser les montagnes et de combler les vallées, ils ont fait d’une montagne stérile une belle campagne qu’on peut cultiver facilement, et qui est fertile et agréable. »
Il n’est pour le prouver que de rappeler la première analyse méthodique et cohérente du système politique et économique libanais faite par l’écrivain français Volney qui a séjourné durant plusieurs mois au Mont-Liban au couvent Saint-Jean de Khonchara et qui sera élu plus tard député du tiers État en 1789 lors de la Révolution française. Dans son ouvrage publié en 1784 et intitulé Voyage en Égypte et en Syrie, il rappelle toute la complexité et l’originalité de ce système économique à l’origine de la démocratie et de la liberté auxquelles font usuellement référence les Libanais »… Cette sécurité a paru un bien si précieux aux habitants qu’ils ont déployé dans ces rochers une industrie que l’on chercherait vainement ailleurs. À force d’art et de travail, ils ont contraint un sol rocailleux à devenir fertile. Tantôt, pour profiter des eaux, ils les conduisent par mille détours sur les pentes ou ils les arrêtent dans les vallons par des chaussées ; tantôt ils soutiennent les terres prêtes à s’écrouler par des terrasses et des murailles. Presque toutes les montagnes ainsi travaillées présentent l’aspect d’un escalier ou d’un amphithéâtre, dont chaque gradin est un rang de vignes ou de mûriers. J’en ai compté sur une même pente jusqu’à cent et cent vingt, depuis le fond du vallon jusqu’au faîte de la colline ; j’oubliais alors que j’étais en Turquie, ou si je me le rappelais, c’était pour sentir plus vivement combien est puissante l’influence même la plus légère de la liberté. »
Que peut-on déduire de tout cela ? Tout simplement qu’il apparaît bien, en effet, que l’émergence du modèle politique libanais dès le XVIIe siècle est directement lié à l’accord des villages, des familles et des communautés à utiliser l’eau de manière paisible et utile à tous. Dès lors, le réflexe de la sédentarisation a poussé à une coopération entre les partenaires politiques et sociaux car les bienfaits de la distribution de l’eau étaient bien plus considérables et consistants que les conflits sur l’eau qui ne pouvaient dégénérer qu’en des violences et des destructions de la propriété.
Et c’est en partant de cette qualification politique des institutions en vigueur, avec pour corollaire le statut de la pleine propriété et la répartition de l’eau, que nous pouvons situer l’émergence de la liberté et du modèle politique libanais dès le XVIIIe siècle, et qui s’est affirmé avec la Constitution de 1926 et la pratique politique en dépit de ses nombreux défauts et avatars. Essayer de penser ou de justifier le contraire ne peut conduire qu’à saper et à détruire un modèle politique bien plus solide que ne peuvent l’imaginer ses détracteurs, et sans nécessairement mettre en place un autre système aussi profondément ancré dans la personnalité politique de base du citoyen.
1- Avocat et professeur. Ancien président du conseil d’administration de la Caisse nationale de Sécurité sociale puis des Archives nationales.
2- Volney : Voyage en Égypte et en Syrie, page 375, Mouton 1959.
3- Kurt Wittfogel : Le despotisme oriental, pages 25 - 26 - 28. Éditions de Minuit, 1977
4- P. Jérôme Dandini : Voyage du Mont-Liban p. 59 nouvelle édition 2005 revue par le P. Karam Rizk, Université Saint-Esprit de Kaslik
5- Volney : o.c.p. 164, 1959, Mouton.
Article paru le vendredi 12 décembre 2008
Dans cette région proche-orientale tourmentée depuis si longtemps par l’histoire, le Liban se présente comme l’expression de sollicitations et de contradictions qui élèvent les expériences quotidiennes au rang d’évènements témoins. Et c’est en partant d’originalités propres que l’évolution de cette petite société a acquises au cours des siècles, et particulièrement avec ce début du XXIe siècle, valeur singulière dans ce Proche-Orient, au moment même où les grandes et les petites nations se sont portées à l’élévation de leurs spécificités propres au rang de privilèges de l’histoire. Pourquoi donc cette évolution humaine du Liban au cours des derniers siècles a-t-elle abouti à un modèle de comportement politique original ? Certes, les institutions – à commencer par l’émirat instauré...
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