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Omer Taspinar, directeur du programme sur la Turquie au Brookings Institute, décrypte les relations entre l’armée et le parti au pouvoir « La procédure d’interdiction de l’AKP est un coup d’État judiciaire » Propos recueillis par Karine JAMMAL

La procédure d’interdiction lancée par la Cour suprême contre le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir en Turquie et accusé par les laïcs d’islamiser le pays, pourrait aboutir d’ici à la fin de l’été à l’interdiction du parti. Une décision qui pourrait également entraîner le pays dans une période de turbulences politiques. Omer Taspinar, du programme sur la Turquie au Brookings Institute, décrypte, pour « L’Orient-le Jour », les tenants et les aboutissants du bras de fer entre l’AKP et l’armée, gardien de la laïcité turque. Q- Pourquoi la procédure d’interdiction de l’AKP est-elle lancée aujourd’hui ? R- « La Turquie vit aujourd’hui une période de grande tension entre l’armée et le parti au pouvoir sur la question de la laïcité. Mais, cette situation n’est pas nouvelle. Cette tension existe depuis plus d’un an. L’armée et les laïcs ont en effet mal digéré la décision de l’AKP de nommer Abdullah Gül au poste de président. Abdullah Gül, un pro-islam dont la femme et la fille sont voilées. Il faut rappeler un point important, aux dernières élections législatives, en 2007, l’AKP a recueilli 47 % des voix, un score historique en Turquie. À partir de là, nombreux sont ceux, notamment dans les milieux laïcs (fonctionnaires, académiciens, classe moyenne), qui ont eu peur d’un plan caché d’islamisation du pays à long terme. » Q- Dans cette tentative d’interdire l’AKP, la question de la laïcité est-elle l’enjeu principal? R- « Cela va plus loin que la laïcité, cette dernière n’est qu’une partie du problème. La laïcité turque ressemble à la laïcité de combat de la IIIe République en France, au système jacobin qui voulait tous les deux limiter le rôle de l’Église catholique. Cette interprétation de la laïcité à la française pose aujourd’hui de grands problèmes en Turquie. Les citoyens turcs sont à la recherche d’une autre forme laïcité, plus dans le sens d’un sécularisme. Outre la question de la laïcité, se cache derrière cette procédure d’interdiction le manque de confiance des kémalistes envers l’AKP, notamment sur le dossier kurde. L’AKP est considérée comme trop libérale envers les Kurdes. L’AKP est favorable à des concessions culturelles aux Kurdes, notamment qu’ils parlent leur langue. Ce parti serait même d’accord pour donner aux Kurdes la possibilité d’avoir des droits démocratiques, même au niveau politique. L’AKP est également favorable à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne et cette prise de position dérange les milieux kémalistes. Pour eux, derrière une adhésion à l’UE se cache un projet de diminution du rôle de l’armée. Chypre est un autre dossier polémique entre l’armée et l’AKP. En 2004, le parti au pouvoir a fait des concessions et donné son accord au projet de l’ONU pour la réunification de l’île, alors que l’armée était totalement contre. L’armée voit l’AKP comme un parti qui peut compromettre trop facilement les intérêts nationaux au profit de l’UE. En outre, l’AKP entretient de bonnes relations avec les États-Unis contrairement aux kémalistes. Les relations entre l’armée et le Pentagone se sont notamment dégradées suite au refus turc de participer à la guerre en Irak. » Q- La procédure d’interdiction de l’AKP est-elle démocratique ? R- « C’est une procédure antidémocratique, un coup d’État judicaire. Les militaires savent qu’ils ne peuvent pas faire un coup d’État traditionnel. L’armée sait qu’il n’est pas réaliste de faire un coup d’état contre 47 % de la population. Donc les militaires luttent contre le projet politique de l’AKP en faisant bouger les juges et la presse laïque pour créer une véritable guerre psychologique contre l’AKP. Ils font circuler la rumeur d’un grand danger islamique et créent un climat social tendu. En fait, c’est une façon d’éliminer un parti d’une manière “plus démocratique”, un genre de “coup d’État camouflé”. » Q- L’AKP a-t-il effectivement un grand projet caché d’islamisation ? R- « Certaines personnes le pensent. Le parti a un discours plutôt conservateur dans les grandes lignes, mais je ne vois pas une situation de “takkiyeh”*, c’est-à-dire une stratégie de l’AKP visant à cacher ses véritables intentions. L’AKP est un parti qui devient de plus en plus séculaire. En outre, le pouvoir corrompt, l’AKP va faire des fautes et c’est uniquement le processus démocratique qui va trancher. Le système pourrait se défaire de cette formation politique de manière naturelle, sans coup d’État judiciaire. » Q- Et la population turque dans tout cela ? R- La population turque sympathise avec l’AKP. Quand le système essaie de marginaliser le parti au pouvoir, ce sentiment de sympathie s’accroît. Il faut également se souvenir que 60 % des femmes turques portent le foulard. En outre, s’il y avait des élections demain, l’AKP gagnerait sûrement plus de 45 % des voix parce qu’il n’y a pas d’alternative à l’AKP. Il n’y a pas de parti de gauche, l’armée constitue l’opposition. Le Parti républicain n’a pas de vraie relation avec le peuple, le parti nationaliste n’a que 10 à 15 % des voix. » Q- Comment réagira l’AKP si la justice décide son interdiction ? R- « Il y aura un autre parti avec une autre forme et un autre nom. Il faut également bien comprendre la logique du système kémaliste : chaque fois qu’un parti a été interdit, il est réapparu avec un message politique plus modéré, et non plus islamiste. On pourrait donc imaginer que si l’AKP est interdit, la nouvelle forme politique que prendra ce parti ne posera plus la question du foulard. » Q- Quel serait l’impact d’une interdiction de l’AKP par rapport à la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, alors que la France vient de prendre la présidence tournante de l’UE ? R- « La Turquie et la France ont de bonnes relations économiques, il y a un lobby proturc très important au niveau du business. Le problème de Nicolas Sarkozy est de définir la Turquie comme un pays européen. Le 23 juin dernier, le Sénat français a supprimé un amendement sur l’obligation d’un référendum en cas de nouvelle adhésion à l’UE. Quarante-sept députés de l’UMP ont immédiatement écrit une lettre au Sénat pour montrer leur opposition. Aujourd’hui, la France pourrait utiliser une éventuelle interdiction de l’AKP pour justifier et légitimer ses réticences à une adhésion turque à l’Europe. Si l’AKP est interdit, la France peut arguer que l’on ne peut poursuivre les négociations d’adhésion avec un pays qui cautionne des procédures non démocratiques. La Turquie a toutefois une carte en main : si la France est contre la Turquie dans l’Union européenne, Ankara pourrait être contre la France dans l’OTAN. C’est une sorte de chantage que la Turquie pourrait utiliser. » Q- Comment se positionne la Turquie par rapport à l’Union pour la Méditerranée ? R- « Pour la Turquie, l’Union pour la Méditerranée (UPM) est une façon de la marginaliser, c’est une alternative à l’adhésion. Le fait que l’on ait proposé à la Turquie d’être le leader de l’Union pour la Méditerranée est vu, à Ankara, comme une ruse politique de la part de M. Sarkozy. Par ailleurs, la Turquie ne veut pas laisser à Sarkozy la possibilité de récupérer le dossier israélo-syrien, au travers du sommet de l’UPM, alors qu’Ankara joue un rôle de médiateur depuis plus d’un mois. » Q- Précisément, quels sont les atouts de la Turquie sur le dossier syro-israélien? R- «  La Turquie a un atout important : bien que pays musulman, elle entretient de bonnes relations avec Israël. Les deux pays ont signé un partenariat militaire et stratégique, l’aviation israélienne s’entraîne en Turquie. Le président israélien, Shimon Peres, a même prononcé un discours devant le Parlement turc. Coté syrien, Recep Tayyep Erdogan a de très bonnes relations avec Bachar el-Assad et se rend régulièrement à Damas. » Q- Qu’a-t-elle à gagner de cette entreprise de médiation ? R- « La Turquie a une ambition régionale. Tout en continuant de regarder vers l’Europe, elle veut revenir au Moyen-Orient. Je dirais même que nous sommes en présence d’un néo-ottomanisme, la Turquie veut montrer qu’elle a un rôle politique à jouer dans la région, sur le mode “soft power”. Le modèle turc (prolaïc, pro-occidental, forte économie) est important dans la région, il montre notamment qu’il n’y a pas de choc des civilisations. Mais sur ce point aussi, nous retrouvons l’opposition entre l’AKP et l’armée. Alors que la vision néo-ottomane prône de bonnes relations avec le Moyen-Orient, une union entre Ankara et le monde arabe, l’armée considère que jouer un rôle dans la région tient de l’aventurisme. Pour les kémalistes, il faut rester neutre sur le dossier israélo-palestinien. L’armée estime que la Turquie ne doit pas aspirer à jouer un grand rôle régional. Pour l’armée, il faut d’abord s’occuper de Chypre, des Arméniens, des Kurdes… Bref, s’occuper de ce qui est important pour la Turquie. » *Aux siècles passés, les chiites pouvaient avoir recours à la « takkieh », c’est-à-dire cacher leur véritable croyance, afin de protéger leur vie.
La procédure d’interdiction lancée par la Cour suprême contre le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir en Turquie et accusé par les laïcs d’islamiser le pays, pourrait aboutir d’ici à la fin de l’été à l’interdiction du parti. Une décision qui pourrait également entraîner le pays dans une période de turbulences politiques. Omer Taspinar, du programme sur la Turquie au Brookings Institute, décrypte, pour « L’Orient-le Jour », les tenants et les aboutissants du bras de fer entre l’AKP et l’armée, gardien de la laïcité turque.
Q- Pourquoi la procédure d’interdiction de l’AKP est-elle lancée aujourd’hui ?
R- « La Turquie vit aujourd’hui une période de grande tension entre l’armée et le parti au pouvoir sur la question de la laïcité. Mais, cette situation n’est pas...