Actualités - OPINION
Le Liban des territoires contre la ville Par Jacques BEAUCHARD*
Par BEAUCHARD Jacques, le 23 juin 2008 à 00h00
Dès l’accord de Doha et la fin du sit-in, Beyrouth est en fête?: elle se lance à l’assaut du balad. Aucun mot d’ordre, la foule est là qui se retrempe dans ces lieux symboliques, avide de la moindre place libre à la terrasse des cafés et des brasseries. Il y a dans l’effusion un mouvement qui rappelle celui du 14 mars 2005. L’émotion est plus diffuse, plus pondérée, mais tout aussi unanime et chaque soir recommencée. Car ce ne sont pas des communautés qui manifestent leur enthousiasme, mais des individus de tous les bords qui font corps et cause commune, entre mosquées et cathédrales, autour de ce qui fait centre pour chacun et pour tous. Avant leur départ, même les hezbollahis ont replanté des fleurs sur les parterres de la place Riad Solh, là où se dressaient leurs tentes, ce qui signe une reconnaissance du bien commun. La ville reprend possession d’elle-même, jour après jour elle célèbre sa libération. Ainsi, le mouvement du 14 Mars, qui entraîna jadis musulmans et chrétiens, tous les chrétiens, resurgit car avant d’être de tel ou tel parti, il est la puissance sociale de la ville. C’est celle-ci qui se libère des entraves partisanes et communautaires et qui, dans le commerce et les circulations, privilégie l’individu.
Les institutions sont relancées, à commencer par la présidence de la République… mais déjà, la formation d’un gouvernement d’union bute, non sur la répartition des postes ministériels, fixée par l’accord de Doha, mais sur le contrôle de tel ou tel domaine, par l’un ou par l’autre. Tandis que, chaque nuit, la violence, à coups de fusil et de roquettes, resurgit, ici et là, en vue de s’assurer la maîtrise d’un territoire, sinon d’un camp. Entre domaines et territoires, la ville pourrait à nouveau s’enclaver, se diviser, se voir enfermée dans les enclos de chacun. Et ainsi asservie, perdre toute énergie, comme ce fut le cas pour le balad, comme c’est le cas pour tous les îlots dits de sécurité.
La critique des politiques et de leur égocentrisme reprend de plus belle, sans voir combien l’objet «?territoire?» affirmé au premier plan est devenu destructeur de la ville, de son économie aussi bien que de sa culture. La notion vient du XVIIIe siècle et fut alors posée comme le socle de l’unité politique. Mais, et sans que cela soit pris en compte, c’est la ville étendue qui assure, aujourd’hui, le maillage de tout le territoire, ce qui met en cause tous les découpages. La ville est routes, réseaux, communication, mobilité, ce qui rend obsolètes tous les fiefs. Elle polarise une variété de centres proches et lointains, et par la maîtrise de l’intermodalité, elle vise à rendre complémentaires tous les modes de communication et à réduire les distances, c’est-à-dire l’épaisseur territoriale. Beyrouth est un «?hub?», ports, aéroport, noyaux routiers, services Internet se rapprochent pour ne faire qu’un. Beyrouth, dans son essor, induit une territorialité ouverte(1). Les flux de l’économie du monde et de la culture, comme ceux de la puissance sociale qui se libère aujourd’hui dans la ville, appellent que les politiques dépassent leur enlisement mortifère dans les territoires, et celui-ci est d’autant plus aliénant que le territoire est petit. Les dimensions modestes du Liban et les découpages intérieurs posent à l’évidence une contradiction majeure, puisque l’unité (mission du politique) par le territoire mène au déclin et à l’hostilité, et ne fait qu’exaspérer les rivalités. À l’évidence, Beyrouth est la ville port de Damas, une place intermédiaire entre Dubaï, Doha et Jérusalem, une porte orientale de la Méditerranée et de ses villes port. Tout cela est à établir dans un ordre commun, à condition de faire passer la prise en compte de la ville avant celle du territoire qui doit lui servir de support.
L’Union européenne a été créée pour échapper aux rivalités mortelles des territoires?: il en a résulté la libération des villes et de nouvelles territorialités qui mettent en crise les anciens territoires. Mais l’étendue et le dynamisme de l’espace commun dotent les villes d’un champ d’expansion que les territoires ne limitent plus. Cependant, les politiques européens ne savent pas encore poser la ville comme objet premier de l’unité politique, ils restent accrochés au territoire, suivant une conception vieille de deux siècles.
Les conséquences de cet aveuglement sont catastrophiques pour les Libanais, puisqu’il exaspère les rivalités et la suspicion, tout en inhibant la culture et l’économie, tout en transformant le Liban en camp retranché. Du côté franco-européen, l’obsession politique du territoire mène à l’échec des projets telle, par exemple, l’Union pour la Méditerranée qui, faute de s’appuyer d’abord sur les villes, joue les territoires et rencontre, voire provoque leur hostilité. Et pourtant, il suffit de se promener sur la Canebière pour constater combien Alger s’emboîte dans Marseille. Ne faut-il pas prendre en compte cette rencontre des métropoles méditerranéennes, mais aussi reconnaître les migrations tournantes qui empruntent les routes des villes méditerranéennes, en somme promouvoir la diversité des échanges à l’œuvre, comme support de l’entente recherchée??
Pour la présidence de la France comme pour la présidence du Liban, tel est l’enjeu?: affirmer la primauté de la ville et poser le territoire à son service.
* Auteur de «?Liban, mon amour?», éd. Aube 2007, et de «?Beyrouth, la ville, la mort?», éd. Aube 2006, présent à la librairie el-Borj
(1) Antoine Courban «?Demain?: les métropoles réticulaires/Beyrouth?: la ville au milieu des mers?» dans «?L’Orient-Le Jour?», supplément 34, mars 2008.
Article paru le lundi 23 juin 2008
Dès l’accord de Doha et la fin du sit-in, Beyrouth est en fête?: elle se lance à l’assaut du balad. Aucun mot d’ordre, la foule est là qui se retrempe dans ces lieux symboliques, avide de la moindre place libre à la terrasse des cafés et des brasseries. Il y a dans l’effusion un mouvement qui rappelle celui du 14 mars 2005. L’émotion est plus diffuse, plus pondérée, mais tout aussi unanime et chaque soir recommencée. Car ce ne sont pas des communautés qui manifestent leur enthousiasme, mais des individus de tous les bords qui font corps et cause commune, entre mosquées et cathédrales, autour de ce qui fait centre pour chacun et pour tous. Avant leur départ, même les hezbollahis ont replanté des fleurs sur les parterres de la place Riad Solh, là où se dressaient leurs tentes, ce qui signe une reconnaissance du...
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