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Actualités - OPINION

Hommage Permis de tuer, toujours, impunément

Pierre Gemayel a certes été assassiné un 21 novembre. Mais c’est spontanément le 22 novembre que son souvenir sera désormais célébré. Pierre Gemayel est tombé pour la nouvelle indépendance du Liban, comme tant d’autres avant lui. L’intifada n’a pas été un songe. Il y a eu du sang versé pour qu’elle ait lieu, qu’elle s’éveille, s’évertue avec lenteur, se réveille, prenne finalement son envol. Il n’est pas permis que la révolution du Cèdre chute lourdement aujourd’hui. Cela fait un an que Pierre Gemayel est mort. S’il est tombé sous les balles de la barbarie, c’est pour une multitude de raisons. Des raisons relatives d’abord à sa personnalité : son potentiel d’avenir, sa jeunesse, son sens de la formule et de la provocation, son audace, son dynamisme et sa détermination, sa capacité à gérer, restructurer, créer. En raison surtout de son souffle de vie, de son goût immodéré pour la liberté, pour la liberté de son pays. Pierre Gemayel a été criblé de balles pour avoir commis un crime odieux : celui d’obtenir le retrait syrien du Liban, de participer à la mise en place d’un élan national de vie stoppé net par des thanatophiles. Ce n’est pas un hasard si, le soir même de son assassinat, son portrait était placardé derrière toutes les vieilles lignes de démarcation, sur les murs des quartiers populaires de ce qu’on appela un jour Beyrouth-Ouest. Juste, mais ô combien triste compensation de l’histoire : après avoir contribué à la mise en place de la réconciliation nationale du 14 mars 2005 – car elle a eu lieu, n’en déplaise à ceux qui continuent de vivre dans le déni, l’exil psychologique ou l’alimentation des vieilles rancunes pour torpiller le pays – et avoir réduit le fossé psychique et sociopolitique hérité de la guerre civile, le jeune homme se retrouvait transfiguré, dans sa mort, en figure d’unité. D’autres parmi les faiseurs de la nouvelle indépendance l’ont précédé sur le chemin d’un sacrifice qui défie les lois les plus élémentaires de la raison, et pourtant renouvelé depuis de manière chronique, et accepté par une communauté internationale résignée : Rafic Hariri, Bassel Fleyhane, Samir Kassir, Georges Haoui, Gebran Tuéni. Il y a aussi ceux qui sont tombés après Pierre Gemayel : Walid Eido et Antoine Ghanem, et aussi tous les civils, les jeunes, les gardes du corps, pour rappeler que le bourreau est toujours prêt à frapper, qu’il est plus que jamais déterminé, qu’il est intouchable, irréductible. Ce rappel un par un de toutes les nouvelles figures de la deuxième indépendance n’est pas anodin. Il n’est pas non plus animé par une certaine forme de martyrophilie morbide. Il vise d’abord à rappeler qu’il y a des êtres humains qui luttent avec leurs idées et leur verbe, qui meurent involontairement pour leurs idées et pour les mots qu’ils auront eu le courage de prononcer, sans aucune apologie de la violence, sans aucun autre moyen de se défendre contre la tyrannie et la barbarie. *** Il faut parfois patienter, attendre pour que la mort d’un homme prenne toute sa portée symbolique. C’est dans les circonstances actuelles que la disparition de Pierre Gemayel acquiert toute sa signification. Jamais les acquis du printemps de Beyrouth, pratiques ou symboliques, n’ont été aussi malmenés depuis le retrait syrien du Liban. Jamais, depuis l’an 2005, l’intifada de l’indépendance n’a paru aussi essoufflée, aussi proche de l’effondrement. Un air de tristesse, de lassitude, d’anxiété, de fatalisme a succédé aux senteurs de printemps, par-delà les contingences de la politique, par-delà les échéances, toutes les échéances. C’est l’âme du Liban, qui, après l’automne de la contre-révolution de l’aigle menée par le reich baassiste, est en passe de se retrouver prisonnière d’un nouvel hiver lugubre, glacial, sinistre. Il est évident que c’est l’esprit combatif, pur, l’idéal du 14 mars 2005 qu’il faut maintenir, coûte que coûte, quoi qu’il advienne. On n’avance pas pour mieux reculer. La révolution, une fois de plus, doit préserver la souveraineté et les libertés publiques recouvrées, et évoluer vers la modernité, le renouvellement des élites, l’édification de l’État, la construction de la démocratie. Elle ne saurait régresser, dériver lentement sur les pentes de la dévolution. Mais elle ne saurait pas non plus déboucher sur une guerre et donner au régime syrien la satisfaction de voir encore le Liban tomber dans son piège et s’entre-déchirer. C’est en respectant cette ligne de conduite qu’on continue de rendre hommage à Pierre Gemayel. L’homme avait aussi à cœur l’unité des chrétiens, mais dans le respect de la diversité et dans l’intérêt commun de tous les chrétiens, et, par-delà, de tous les Libanais, quelle que soit leur appartenance. Il est inutile de dire que cette unité, qui est aujourd’hui portée à bout de bras par son frère Samy, passe immanquablement par un sursaut de conscience, pour éviter encore plus de désunion et, au final, une implosion suicidaire. Mais tous les objectifs signalés plus haut n’ont aucune chance d’avoir lieu s’il n’y a pas une modification au niveau de la donne régionale, plus précisément une neutralisation du pouvoir syro-iranien de nuisance qui détruit le Liban. S’il l’on ne veut pas assassiner encore une fois Pierre Gemayel et continuer à laminer le printemps de Beyrouth, il faut, ici ou ailleurs, se souvenir qu’il y a de véritables héros qui sont tombés pour que vive le printemps de Beyrouth. Il faut se rendre compte qu’il y a de véritables héros qui sont barricadés bien malgré eux au Sérail depuis des mois, et qui, en butte aux calomnies et aux insultes, luttent pour préserver un semblant de légalité et de dignité dans ces géhennes de l’anarchie. Qu’il y a enfin de véritables héros qui, chez eux ou à l’hôtel Phoenicia, tentent de poser des lapins aux poseurs de bombes. Tous sont la proie des mêmes assassins qui ont tué Pierre Gemayel pour tuer la démocratie. Tous sont des agneaux qu’on conduit l’un après l’autre à l’abattoir devant l’indifférence totale de tous. Ils n’ont d’ailleurs même pas le temps de crier à l’aide : il n’y a personne pour les entendre. Ce qui est à craindre, c’est que, présidentielle ou pas, d’autres tombent encore dans les prochains jours sous les balles des despotes, sans aucune réaction dissuasive de la communauté internationale. Le régime syrien continue de bénéficier d’un permis absolu de tuer, pourquoi s’arrêterait-il alors en si bon chemin, alors qu’il n’est soumis à aucune pression réelle ? Oublie-t-on qu’un psychopathe ne cesse généralement de décimer que lorsqu’un homme de loi ou un redresseur de tort finit par le mettre au pas d’une manière ou d’une autre ? Il est dur de le croire. « On » n’oublie pas, « on » ignore encore moins : « on » choisit tout simplement de composer avec la réalité. Que cette réalité continue à se nourrir du sang des souverainistes libanais pèse bien peu dans la balance, apparemment. Le 22 novembre, il faut se souvenir de Pierre Gemayel comme cet homme révolté, en quête d’absolu, qui refuse d’aller au suicide, et qui, armé de son seul sourire, lance cet éternel cri, au nom de tous ceux qui en ont ras-le-bol de se faire tuer, pour défendre le droit des Libanais à vivre librement et dignement. Le 22 novembre, il faut refaire chaque année, symboliquement, l’indépendance autour de cette énergie libanaise vorace de vie, face à ceux qui ne nous promettent que la fatalité d’une mort toujours recommencée. Michel HAJJI GEORGIOU P.S. – En ce 22 novembre, comment ne pas évoquer également le souvenir du président-martyr René Moawad, qui a été avec plusieurs autres, bien avant la révolution du Cèdre – à l’instar du mufti Hassan Khaled et du député Nazem Kadri –, l’un des premiers précurseurs de la deuxième indépendance du Liban. Victime en 1989 d’un attentat à la voiture piégée le jour même de la fête de l’Indépendance, quelques jours seulement après son accession à la magistrature suprême, le président Moawad a payé de sa vie son refus de se soumettre aux desiderata de l’occupant syrien. Une attitude d’autant plus courageuse et audacieuse qu’à l’époque, Damas régnait en maître absolu sur le pays du Cèdre et contrôlait tous les rouages de la vie politique libanaise.
Pierre Gemayel a certes été assassiné un 21 novembre. Mais c’est spontanément le 22 novembre que son souvenir sera désormais célébré.
Pierre Gemayel est tombé pour la nouvelle indépendance du Liban, comme tant d’autres avant lui. L’intifada n’a pas été un songe. Il y a eu du sang versé pour qu’elle ait lieu, qu’elle s’éveille, s’évertue avec lenteur, se réveille,...