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La gauche libanaise à l’heure du 14 Mars Quand les camarades deviennent concitoyens -I Mahmoud HARB

Le déboire de l’automne a cette vertu pernicieuse d’occulter le souvenir des jours de printemps. L’on a tendance à oublier aujourd’hui qu’il y a moins de trois ans, les Libanais ont abandonné leur éternelle pyromanie pour endosser le costume rouge et blanc des citoyens, le temps d’une intifada pour l’indépendance. En dépit du nombre restreint de ses partisans, l’apport de la gauche libanaise au soulèvement du 14 Mars est loin d’être marginal. Mais des décennies durant, cette gauche a été le vecteur de certaines valeurs antinomiques du paradigme établi par le mouvement souverainiste. La thématique de la souveraineté et de l’indépendance n’a certes pas été étrangère aux forces progressistes qui se sont souvent trouvées confrontées au régime du Baas à maintes reprises, depuis le début des années 1970. Mais la gauche a dû suivre un cheminement intellectuel guère évident pour abandonner une lignée politique qui a privilégié les causes arabes au détriment des aspirations libanaises et se battre, aux côtés de ses adversaires d’antan, pour l’édification de l’État et le rétablissement de l’autorité légale, comme le montre l’expérience vécue par trois figures emblématiques de la gauche rencontrées par « L’Orient-Le Jour ». Abbas Beydoun, Élias Atallah et Saoud Mawla ont parcouru trois chemins différents, jalonnés de tranchées, d’étendards et d’épopées, se croisant tantôt et tantôt empruntant des directions divergentes, avant de se retrouver au cœur de Beyrouth pour sonner le glas de trois décennies d’occupation. Abbas Beydoun : L’éloge du terrorisme et l’élégie d’une défaite ontologique Abbas Beydoun est poète, écrivain et journaliste. Il a été membre du bureau exécutif de l’Organisation de l’action communiste au Liban (OACL) puis cadre du Parti communiste libanais (PCL). Dans ses poèmes, il a souvent célébré la révolution, le peuple, les martyrs. L’un de ses poèmes les plus connus est un texte chanté par Marcel Khalifé et dédié à Ali Cheaïb, le jeune militant de gauche qui a dévalisé une branche de la prestigieuse Bank of America, à Beyrouth, au début des années 70, avant la guerre. Quand on lui rappelle aujourd’hui le vers dans lequel il appelle à « diriger les socs des charrues » contre de vagues « cœurs gras et vicieux », Abbas Beydoun affirme sans la moindre hésitation que ses vers d’antan « ont célébré le terrorisme ». « J’ai écrit ce poème pour célébrer un fait rare à l’époque et qui est devenu trivialement répandu aujourd’hui, à savoir l’action qui permet aux gens de recouvrer leur dignité perdue, souligne-t-il. Ce poème dédié à Ali Cheaïb s’identifiait avec le peuple, avec les gens. Aujourd’hui, je ne m’identifie avec personne. » Le poète « soutient aujourd’hui, malheureusement, le 14 Mars » en tant qu’« intellectuel global ». Pour lui, « les intellectuels globaux doivent jouer un rôle moral en recherchant une conscience perdue et érodée par le quotidien de l’événement ». Abbas Beydoun demeure toutefois allergique à l’État et à l’autorité. « L’éloge de l’État me dérange », affirme-t-il. Et de préciser : « L’État est une idée que nous pouvons discuter. Mais la transformation de l’État en un rêve constamment exprimé par des intellectuels n’est pas convenable à mon avis. Je ne peux pas imaginer qu’un poète puisse rêver de l’État qui est étranger à la poésie. J’entends l’État au sens large, tel que Gramsci l’avait défini, comme une source de culture commune, de gestion de la société, et l’État au sens hégélien, en tant que fin et image idéale de la société. Le poète devrait vivre dans des endroits beaucoup plus petits, moins drastiques et moins méthodiques. L’éloge de l’État ne peut être une source de prise de position politique. C’est pour cela que je préfère l’élégie qui me permet d’accepter le monde d’une manière quasiment nihiliste. Je salue notre défaite en rendant hommage aux gens. L’élégie me permet de m’impliquer dans la défaite générale et de la transformer en hymne personnel. Le poète ne peut pas être un général latent ou un président alternatif, car la poésie est une des formes du dénigrement de l’autorité. Toutfois, en fin de compte, le terrorisme est insupportable, dans l’optique du 11 Septembre. Mais les poètes ne peuvent pas complètement maudire les terroristes ». Abbas Beydoun semble incarner aujourd’hui un personnage de Yasunari Kawabata, retranché dans la solitude glacial d’un pays de neige. « Il ne nous reste plus que quelques années à vivre, dit-il, en réprimant un de ses éternels sourires. Nous ne pouvons pas miser facilement sur les jours qui nous restent. Au contraire, nous cherchons à les peupler par un maximum de vérité. » Il fut un temps où Abbas Beydoun quêtait cette vérité auprès du « peuple ». Quand on lui parle de son engagement d’antan, l’ancien militant se veut mi-poétique, mi-ironique, sans manquer de préciser qu’il ne cherche « à présenter ses excuses pour quoi que ce soit ». Abbas Beydoun affirme avoir exercé « la politique lorsqu’elle ressemblait à la poésie. Au sein de l’OACL par exemple, nous étions révolutionnaires et socialistes, et nous croyions à la guerre du peuple, sans accomplir le moindre pas dans cette direction. Nous étions même sûrs que tout ce en quoi nous croyions était impossible à réaliser. Nous étions socialistes dans un pays qui ne pourrait jamais être socialiste, et nous le savions. Nous étions révolutionnaires dans un pays où la révolution est impossible. Nous étions pour la guerre du peuple alors que nous n’avions jamais acheté de fusil et que nous ne savions même pas comment tirer une balle. Notre impuissance générale se reflétait dans le fait que nous ne savions ni tirer une balle ni danser. L’action politique était déjà à l’époque un devoir moral. Il s’agissait d’un engagement en faveur d’un idéal mystérieux, d’une espèce de vague justice ». Abbas Beydoun nie avoir accompli « un grand bond en avant » pour passer de la gauche des années 1970 à la place des Martyrs en 2005. « À l’époque, la révolution était chère à mon cœur, souligne-t-il. Mais les autres concepts intrinsèques au discours de la gauche, comme l’arabité ou la Palestine, me laissaient quasiment indifférent. J’ai quand même été très extrémiste dans mon militantisme intellectuel à tel point que j’ai frôlé la stupidité puisque j’ai été incarcéré à plusieurs reprises. La politique constituait une vision panoramique du monde qui offrait l’illusion réconfortante de l’acte. Joindre la parole à l’acte, ou l’identification entre la parole et l’acte est une ineptie légendaire largement répandue dans les milieux révolutionnaires intellectuels. Mon engagement d’antan comporte une dimension surréaliste similaire dans la mesure où j’avais l’illusion d’agir. Même quand je militais, je n’y croyais pas tellement. J’étais constamment une personne qui observait une autre, un peu comme dans une relation amoureuse. » Abbas Beydoun aime surtout évoquer les anecdotes des années de la révolution permanente. « Lorsque j’étais membre du bureau politique de l’OACL, affirme-t-il, j’avais la réputation mythique d’oublier les réunions politiques. Et lorsque je m’y rendais, je m’endormais sans cesse pendant les réunions de la direction d’une organisation qui croyait réécrire l’histoire. Et le pire, c’est que mes camarades ne protestaient jamais, ce qui signifie qu’ils étaient dans le même état d’esprit que moi. Nous avions tous une faible disposition à nous dissoudre dans le projet pour lequel nous luttions. J’ai donc abandonné mon engagement sans la moindre contrition. Je n’avais pas le sentiment d’avoir perdu mon projet. J’ai simplement continué mon chemin. Et j’ai commencé à écrire lorsque j’ai abandonné mon engagement politique. » Quant à l’arabité du Liban qui fut l’un des principaux piliers du discours de la gauche, Abbas Beydoun affirme que « le Liban est certes arabe, mais ceci veut simplement dire que les Libanais parlent arabe. Cette identité ne devrait imposer au Liban ni l’engagement de se sacrifier en permanence, ni lui imposer des tutelles. Le concept répandu de l’arabité est que nous sommes arabes au Liban, mais que notre arabisme n’a pas encore atteint sa majorité, d’où le fait qu’il faut nous imposer des tutelles. Durant la guerre, je suis devenu très libanais et j’ai abandonné le panarabisme qui est devenu un concept caduc : c’est une sorte de solidarité avec le perdant. L’appartenance à la cause perdante et la célébration de la noblesse de la défaite ont toujours constitué le moteur de ma prise de conscience politique ». Abbas Beydoun a exprimé des positions courageuses et pionnières contre la résistance palestinienne et contre le Mouvement national dès le début des années 1980, ce qui lui a valu des critiques acerbes de la part de ses anciens camarades. « Le samedi noir ou le génocide de Hilaliyyé, où (il a) vu de (ses) propres yeux comment les sépultures des chrétiens ont été profanées », constituent pour lui autant de preuves de « l’absurdité de la guerre » et du projet véhiculé par la gauche « dont certains militants ont participé aux pillages, aux carnages et aux viols, à Damour par exemple ». Lorsque Béchir Gemayel évoque les 10 452 km2 et les cent mille martyrs libanais, Abbas Beydoun n’hésite pas à soutenir celui qui fut naguère l’ennemi public « numéro 1 » de la gauche, pour sombrer ensuite dans « la léthargie politique générale des années de tutelle ». L’assassinat de Hariri provoque un retour « évident et naturel » du poète au domaine de la chose publique. Abbas Beydoun affirme avoir participé à toutes les activités du 14 Mars sans exception. Il s’agit pour lui d’un engagement personnel, quasiment « existentiel ». Mais l’ère de l’innocence est révolue. Aux côtés de sa critique virulente du Hezbollah et du député Michel Aoun, l’ancien militant de gauche n’épargne pas « les caïds de ruelle » du front souverainiste, « mélange hétéroclite de sédiments de la période de l’occupation syrienne et de coutumes décadentes de la politique libanaise ». « La résurrection du Liban d’avant-guerre est un projet chimérique, estime-t-il. La conscience de la défaite est plus cuisante aujourd’hui. La défaite n’est plus un sentier de grande aventure et ne nourrit plus une imagination fertile. L’espace de l’écriture est désormais délimité, comme une plaie que l’on peut confiner ». Le temps est désormais à l’élégie pour le citoyen Abbas Beydoun qui tient à adresser le « salut des perdants » à ce Liban « de la défaite éternelle et inéluctable ». M. H. Élias Atallah : La gauche, l’individu et l’État Élias Atallah a été l’un des chefs du mouvement estudiantin des années 1970, leader des forces de résistance communistes durant l’occupation israélienne, dans les années 80, et membre du bureau politique du PCL. Cofondateur et secrétaire du Mouvement de la Gauche démocratique, Élias Atallah, aujourd’hui député de la majorité, a été l’une des principales figures de la place de la Liberté en 2005. « Après l’effondrement de l’URSS et l’échec de la doctrine communiste classique qui a supprimé et ignoré les droits de l’individu, et après le recul spectaculaire des idéologies nationalistes qui ont bafoué la liberté, nous avons compris que ces systèmes ne peuvent pas répondre aux défis qui s’imposent à nos sociétés en matière de civilisation et de culture », affirme Élias Atallah. Et de préciser que « ces idéologies ont tenté d’imposer au monde arabe le rêve d’appartenir à un seul État, cherchant à supprimer les frontières sans se soucier des aspirations des peuples. L’arabité est essentiellement une identité culturelle commune à tous ces États qui ont acquis leur indépendance depuis une durée relativement courte. Cette identité devrait reposer sur le droit des peuples arabes à disposer d’eux-mêmes. Si ces peuples ne peuvent pas dire leur mot au sein de leurs pays, comment pourrait-on passer du jour au lendemain de ces sociétés tribales, dictatoriales et claniques à une société unique, de l’océan jusqu’au Golfe, selon l’expression consacrée des forces nationalistes ? Ce sont là des théories arbitraires qui ne font que justifier l’oppression, et que la gauche aurait dû reconsidérer et abandonner depuis belle lurette. Si nous sombrons dans l’abîme de l’oppression qui sévit au Proche-Orient, nous perdrons tous nos acquis, et même notre identité arabe sera pervertie ». Mais pour Élias Atallah, « une pensée métaphysique s’est substituée aux théories totalitaires, et nos sociétés accablées par les autocraties ont cherché refuge auprès des partis de l’au-delà ». L’ancien militant affirme qu’« il va sans dire qu’Israël est notre ennemi, qu’il y a une divergence fondamentale entre nos intérêts et ceux des États-Unis. Mais seules la solidité de l’État et la liberté de la société peuvent permettre d’affronter les moyens démesurés d’Israël, renforcés par sa Constitution interne qui permet à sa société de respirer, en dépit de la barbarie dont elle fait preuve à l’égard des populations arabes. Ces régimes arabes instaurés par la violence et les coups d’État militaires ont étouffé les dynamiques sociétales et ne peuvent mener qu’à des catastrophes apocalyptiques sur le modèle irakien où l’occupation impose une reconstitution primitive de la société, sans la moindre considération de la culture et de la civilisation du pays ». Et de préciser que « nous avons besoin d’une phase d’accalmie pour développer tous les aspects de nos sociétés. Je revendique simplement le droit de nos sociétés à se développer d’une manière saine et équilibrée pour répondre au défi de civilisation, non pas seulement israélien, mais également pour être des protagonistes actifs au sein de la mondialisation qui est une résultante objective ». Quant à la résistance populaire armée, Élias Atallah estime qu’elle « était nécessaire lorsque Tsahal occupait notre territoire. La gauche a été la première force à refuser la résignation après l’occupation de Beyrouth. C’était une nouvelle culture dans ce monde arabe qui n’a pu résister que quelques jours, à l’issue desquels les armées des régimes arabes furent humiliées. Le régime a été vaincu, mais le peuple demeure. Et la résistance ne peut agir qu’au nom du peuple et pour le peuple, en se battant pour libérer la terre et l’État et non pas pour se substituer à l’État. La libération est la résultante du combat des individus. D’où l’importance de l’engagement de la gauche dans le processus d’individualisation. Des militants de gauche sont venus du Akkar, du Metn, de Beyrouth, de la Montagne, du Sud, de la Békaa pour combattre au Sud et mourir à Nakoura. Ces individus ont choisi de défendre le pays, d’assumer la responsabilité de libérer tout le pays. Mais en 1985, le régime syrien a averti Georges Haoui à Chtaura que la logique de notre résistance ne pouvait perdurer car elle était nuisible à la sécurité nationale syrienne. Et Damas a donné le contrôle de la résistance à une seule communauté ». Le secrétaire général de la Gauche démocratique considère que « la Résistance ne doit pas réitérer l’expérience du Fateh Land en proclamant sa victoire sur les décombres de la défaite du Liban. En 1990, tous les partis et toutes les milices ont chanté leur victoire, alors que le pays était ruiné, divisé. Il faut revoir aujourd’hui toute l’histoire de la guerre civile pour parvenir à la réconciliation, non pas en tant que slogan, mais en tant que rencontre entre les citoyens de part et d’autre des lignes de démarcation ». Élias Atallah reconnaît que la gauche a « commis des erreurs ». « Nous aurions dû établir une relation saine avec les partis palestiniens, sur la base du respect mutuel des causes de nos pays respectifs. Nous aurions dû refuser la politique raciste à l’égard des Palestiniens sans remettre les clefs de notre lutte au facteur palestinien, en privilégiant la logique du compromis et sans nous impliquer dans une confrontation avec l’État libanais », affirme-t-il, précisant qu’il ne participera plus jamais à un conflit civil. Pour le secrétaire général de la Gauche démocratique, « l’existence de l’État est la condition sine qua non du progrès. Nous avons abandonné cette vision idéaliste qui prétendait pouvoir instaurer un système d’égalité parfaite dans une durée relativement courte, sans hésiter à recourir à une violence démesurée, justifiant des moyens criminels par des fins soi-disant sublimes. La lutte pour le progrès est aujourd’hui pour nous une lutte pacifique, progressive, pérenne et permanente. L’ambition et les aspirations de l’être humain ne connaissent pas de limites. Comment l’astreindre à vivre dans un cadre rigide et préconçu ? La gauche doit contester en permanence les inégalités sociales, économiques, culturelles et politiques afin d’améliorer le système et non pas pour le briser ou le consacrer à la réalisation d’ambitions partisanes. Cette gauche doit comprendre qu’elle ne forme qu’un courant dans cette société qu’elle ne pourrait ni supprimer ni apprivoiser ». Élias Atallah met en garde contre « l’effritement ethnique, communautaire, voire racial qui menace nos sociétés. Il ne s’agit plus pour nous de supprimer les communautés, mais simplement de mettre fin à la déformation confessionnelle qui grève l’État ». « L’apprentissage de la démocratie et de la liberté n’est pas facile, avoue le député du 14 Mars. Mais la gauche doit se soumettre à un entraînement intellectuel dur et intensif afin d’apprendre à écouter l’autre et à l’accepter. » Et de conclure que « l’essentiel aujourd’hui est de préserver l’existence du Liban. Sans Liban, il n’y aura ni gauche ni droite, mais simplement le chaos, l’obscurantisme. Et puis cet insupportable malheur d’être arabe ». Prochainement : le témoignage de Saoud Mawla
Le déboire de l’automne a cette vertu pernicieuse d’occulter le souvenir des jours de printemps. L’on a tendance à oublier aujourd’hui qu’il y a moins de trois ans, les Libanais ont abandonné leur éternelle pyromanie pour endosser le costume rouge et blanc des citoyens, le temps d’une intifada pour l’indépendance. En dépit du nombre restreint de ses partisans, l’apport de la...