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Actualités - OPINION

Il y a 25 ans, Béchir Gemayel En chaussant ses bottes… Sélim JAHEL

Évoquer Béchir Gemayel dans le contexte actuel d’un pays au bord de la désintégration, c’est faire un acte de foi dans la pérennité du Liban, État et nation, s’accrocher à une folle espérance. Mais foi n’est pas raison. « Heureux ceux qui croient sans voir » (Saint-Jean, 20, 25). Rien pour l’instant ne permet de voir venir. Les principaux acteurs de la vie politique, la plupart en place depuis près de vingt-cinq ans, « tous des vaincus de l’histoire » note un observateur, (J.-P. Ferrier, La guerre contre les autres, Catholica, n° 93, p.32), ont laissé sans solutions les problèmes majeurs qui commandent l’ordre, la paix et la stabilité dans le pays. Le 14 septembre 1982, tout était prêt pour y répondre. Tout devait être fait rapidement, au pas de charge. Béchir ne croyait guère à ce qu’on appelle « le miracle libanais », mais à l’action réfléchie, au remède rationnel. La conjoncture s’y prêtait tant au plan interne qu’au plan international. Les solutions ne pouvaient être que radicales. Elles étaient commandées par trois impératifs : obtenir pour le Liban un statut de neutralité internationalement garanti, favoriser l’éclosion d’une appartenance citoyenne dans l’unité restaurée du pays, rétablir l’État de droit. I Un statut de neutralité pour le Liban, avec une garantie internationale à l’instar de celui dont bénéficiait à cette époque l’Autriche, permettait de conjurer toute nouvelle menace de conflit tant d’ordre interne qu’international. Antoine Fattal fut chargé de plancher sur la question. Ce n’était pas une mince affaire. Il fallait s’assurer l’appui des États membres du Conseil de sécurité, un large consensus international, et, pour commencer, sortir de l’état de guerre avec Israël. La guerre froide n’était pas terminée et on ignorait quelle pouvait être la position de l’Union soviétique. Béchir Gemayel entreprit de convaincre leur ambassadeur à Beyrouth, M. Soldatov avec qui il eut plusieurs entretiens. Du côté américain, les rapports avaient longtemps été très difficiles. On sait que la politique des États-Unis se détermine en fonction d’intérêts à brève échéance. En ce qui concerne, notamment, les problèmes du Moyen-Orient : navigation à vue orientée par les vents alizéens des lobbies tantôt arabes, tantôt israéliens. On cherchait alors, de part et d’autre, à dépecer le Liban pour trouver une solution au problème des réfugiés palestiniens, comme jadis on dépeçait la Pologne pour régler les conflits entre les États d’Europe centrale. Alexander Haig, grand stratège, arrivé au Département d’État, inversa l’équation. Pour lui, la sécurité et la paix au Liban étaient les conditions préalables de la paix dans la région. En cela, il faisait écho aux nombreux avertissements que Béchir n’avait cessé de lancer dans le monde. « Dès les premiers temps de la guerre libanaise, déclare-t-il dans son discours de Beit-Méry du 2 avril 1982, inaugurant la Conférence internationale de solidarité avec le Liban, nous avons dit et prédit aux Américains, aux Européens, aux Arabes, que cela risquait de mal finir pour tout le monde, que susciter un problème n’a jamais aidé à en résoudre un autre, et que c’était là une véritable aberration. Or, voici que par une sorte de choc de retour, la déstabilisation du Liban entraîne aujourd’hui celle de toute la région. » Du côté français, ce n’était pas mieux. Longtemps, la France de Giscard d’Estaing, un technocrate sans vision, a manifesté, sinon une franche hostilité à l’égard de la résistance libanaise – on se souvient des mots très durs proférés à son endroit par de Guiringaud, alors ministre des Affaires étrangères –, à tout le moins une indifférence visible. Mais François Mitterrand ne tarda pas à renouer avec la politique traditionnelle de la France. On raconte que, plaidant un jour devant Ronald Reagan la cause du Liban, celui-ci lui demanda : « Pourquoi vous intéressez-vous à ce petit pays que je n’arrive pas à trouver sur la carte ? » (J.-P. Ferrier, Ibid). Il restait à prendre la décision ultime de faire la paix avec Israël. Il fallait pour cela une forte dose de détermination et de courage. Béchir n’en manquait pas. Il liait sa décision à un certain nombre de conditions dont principalement le retrait de toutes les forces étrangères, israéliennes, syriennes et palestiniennes du territoire libanais, et la promesse d’un statut de neutralité internationalement garanti. En fait, l’Égypte avait déjà conclu un traité de paix avec Israël, la Jordanie allait le faire incessamment, peut-être même sans le dire, la Syrie, jouant de la taquiya, mais continuant à manifester, par ailleurs, son inimitié envers l’État hébreu par Palestiniens et Libanais interposés à partir du Liban. De tous les États limitrophes d’Israël, le Liban demeure l’unique pays en état de guerre et seul terrain d’affrontements entre Israël et les pays arabes qui lui sont hostiles, bientôt rejoints par l’Iran, une situation entretenue à seule fin de conforter les régimes en place dans ces pays en leur donnant, par là même, un semblant de légitimité. Or il est bien certain que le Liban n’a rien à gagner à ce jeu dangereux et beaucoup à perdre. Un statut de neutralité internationalement garanti a pour lui l’avantage non seulement de le mettre à l’écart des conflits régionaux et internationaux, mais de marquer encore plus fortement et raffermir son indépendance par rapport à tous les autres pays de la région. De plus, il contribue à maintenir son unité contre la poussée de minorités ethniques, religieuses ou culturelles, naturellement portées à se tourner vers le pays étranger avec lequel elles partagent des valeurs identitaires communes. S’opposer à un tel statut pour le Liban, c’est verser dans l’irrationnel. II Le pluralisme religieux est le plus difficile à gérer et les conflits entre communautés de croyants sont les plus meurtriers. En Irlande du Nord, des heurts sanglants ont pendant plus de trente ans opposé catholiques et protestants, et il n’est pas certain que ce soit terminé. La raison, écrit Amin Maalouf, est due au fait que l’appartenance à une communauté de croyants « est la moins éphémère, la mieux enracinée, la seule qui puisse combler les besoins essentiels de l’homme… Elle est perçue comme l’élément essentiel de son identité » (Amin Maalouf, Les Identités Meurtrières, Grasset). Les fondateurs de l’État libanais ont tenté d’organiser au mieux le pluralisme communautaire dans le cadre d’un système unitaire, on ne peut pas dire qu’ils ont réussi. Des affrontements sanglants ont jalonné la vie nationale depuis l’indépendance, et les tensions ne sont pas prêtes de s’apaiser. C’est même d’ailleurs la cause sous-jacente de la profonde crise politique qui mine depuis des mois le pays. Le risque d’une dislocation du complexe communautaire sur lequel repose l’État libanais n’est toujours pas à écarter. Pour ce qui est du pluralisme, Béchir Gemayel, qui pourtant vivait au cœur de ces affrontements, ne s’en inquiétait pas outre mesure. « La diversité, assurait-il, n’a rien de dramatique, elle peut être source de richesse, donc de puissance. » Peu importe la forme que peut revêtir l’État : fédéralisme, confédéralisme, système unitaire, « affaire de juriste », disait-il. Par-delà, il y a ce qu’il appelait « l’unité de la nation », « nous postulons l’unité, nous n’acceptons que l’unité, nous parions sur l’unité » (discours de Beit-Méry 2-3 avril 1982). Voulant à tout prix dépasser les clivages confessionnels, il se préoccupait de trouver les moyens qui permettent de promouvoir une identité citoyenne. Une équipe se mit au travail. La tâche n’était pas des plus aisées. Quelques idées modestes furent trouvées, comme, par exemple, celle de rendre obligatoires, dans tous les établissements d’enseignement, des cours d’éducation civique qui exaltent le sentiment national auxquels on donnerait le coefficient le plus élevé aux examens officiels. S’ajoutait la création d’un service national pour filles et garçons. Certes, il y a là comme une forme d’endoctrinement. Le mot est fort, mais pourquoi pas ? Il s’agit d’inculquer dans l’esprit des jeunes ce que Montesquieu (L’esprit des Lois, liv. IV,ch. V, 5) appelle « l’amour de la République », et, précise-t-il, « c’est à l’inspirer que l’éducation doit être attentive » S’attacher à sa libanité par-dessus l’attachement qu’on peut avoir à sa maronité, à son druzisme, à son sunnisme, tel est l’objectif. Pour mettre moins de religion dans la vie publique, il fallait éroder autant que possible le rôle dévolu aux communautés religieuses et à leurs chefs. Ainsi, il a été décidé d’instituer au ministère public un pôle de statut personnel qui serait chargé de donner son avis sur tout litige soumis aux tribunaux confessionnels avec pouvoir d’exercer toute voie de recours contre leurs décisions (le projet devait être remis au président élu le 14 septembre 1982 à 17 heures). L’autre idée était de créer un office étatique qui concentrerait toutes requêtes et autres doléances des particuliers, une sorte d’ombudsman pour parer à l’intermédiation que pratiquent en toutes circonstances les chefs des communautés ainsi que les chefs de clan et autres feudataires. Sans aller toutefois jusqu’à installer une « laïcité à la française » intransposable dans nos pays, on se devait d’élaborer une législation plus ferme qui impose aux différentes religions, comme dit Montesquieu (op.cit.liv. XXV, chap. IX), « non seulement qu’elles ne troublent pas l’État, mais qu’elles ne se troublent pas entre elles ». Le tout est de renforcer le principe de liberté qui est au cœur de l’idée de laïcité dans toutes ses déclinaisons : liberté de conscience, liberté religieuse, liberté d’expression, un principe qui semble aujourd’hui quelque peu écorché dans certaines régions du pays. Il est certain que dans un tel système, un parti politique qui porterait atteinte à l’une des composantes de ce principe impliquant une discrimination entre citoyens n’aurait pas droit de cité. III L’État de droit signifie dans son acception première que la souveraineté de l’État recouvre la totalité de son territoire et que ses lois s’appliquent à toute personne qui s’y trouve soumise, y compris à l’État lui-même et à ses dirigeants. Mais depuis plus de trente ans, de larges portions du territoire sont tombées entre les mains de toutes sortes de groupements armés tant libanais que palestiniens. D’une part, il y a la milice du Hezbollah qui refuse de se plier aux règles établies par les accords de Taëf et aux résolutions onusiennes qui exigent son désarmement. Mais il y a, d’autre part, et surtout, les organisations armées palestiniennes dont certaines, totalement inféodées à la Syrie, prolongent de la sorte une présence armée syrienne au Liban. Elles ont transformé les camps de réfugiés en bunkers et en ont constitué d’autres en dehors des camps. Nul ne sait de qui et de quoi ces organisations sont composées. Elles constituent un corps étranger au pays, beaucoup plus facile à instrumentaliser de l’extérieur qu’une milice locale qui, malgré tout, ne saurait être totalement indifférente aux intérêts du Liban et à ses valeurs. Sur instruction de leurs commanditaires, ces organisations peuvent à tout moment déclencher des troubles graves sur le territoire national, comme elles l’ont fait lors de la guerre libanaise qu’elles ont largement contribué à provoquer. Leur nuisance, leurs méfaits sont loin de pouvoir un jour s’arrêter comme on l’a vu avec les tragiques événements de Nahr-el Bared. Il y a là une situation extrêmement dangereuse et particulièrement aberrante qu’aucun État normalement constitué ne peut tolérer. Les dirigeants libanais qui se sont succédé au pouvoir depuis près de trente ans, eux, s’en accommodent parfaitement. Comment ? Pourquoi ? Sans doute beaucoup par couardise, peut-être aussi pour de sombres petits calculs politiciens. Mais accepter une telle situation qui porte directement atteinte au principe de souveraineté, c’est saper les fondements mêmes de l’État, tant il est vrai que c’est la souveraineté qui spécifie l’État. Elle constitue, comme dit un auteur, le concept grâce auquel on peut distinguer l’ère anté-étatique – règne des tribus et des petites seigneuries – de l’ère étatique (Gilles Dumont/J.-P. Brancourt, Des États à l’État, Arch. Philos. Du droit, tome 21, page 39-54). Béchir voulait à tout prix constituer un État moderne, c’est pourquoi il a été assassiné. Il voulait, pour commencer, que l’armée et les forces de sécurité se déploient simultanément au retrait Israélien sur la totalité des 10 452 km2, prenant au passage, de gré ou de force, le contrôle de la moindre parcelle du territoire, notamment des camps palestiniens. Béchir disparu, il était encore possible de le faire au cours des années 1980 ou dans les années 90, après les accords de Taëf. Est-ce trop tard aujourd’hui ? C’est que, le temps faisant son œuvre, les groupements armés vivant en étroite symbiose avec les populations des territoires qu’ils occupent peuvent devenir des sortes de micro-États qu’il sera beaucoup plus difficile de démanteler. Il arrive souvent, en effet, comme le dit un politologue anglais, Mark Duffield, qui a longtemps été coopérant humanitaire en Somalie et au Soudan, que les milices et bandes armées, organisées autour d’un chef contrôlant une population et lui offrant protection et organisation minimale, finissent par constituer, à l’ombre de la mondialisation néo-libérale, de véritables alternatives non bureaucratiques à l’État-nation (Bernard Wicht, La guerre du Hezbollah, Catholica, Op.cit. p. 45). C’est le retour à l’ère anté-étatique. Le Liban pourra-t-il échapper à un tel sort ? Peut-être bien, si tant est que se produise un nouveau chambardement général, un de plus (hélas !) qui remette tout à plat. Après quoi, il faudra reprendre en main la situation qui en découle, en agissant promptement sans laisser de séquelles sur le terrain, et mettre aussitôt en application, en chaussant ses bottes, le programme mis au point par Béchir Gemayel il y a vingt-cinq ans. Sélim JAHEL Professeur émérite à l’Université Panthéon-Assas Paris II Professeur à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth
Évoquer Béchir Gemayel dans le contexte actuel d’un pays au bord de la désintégration, c’est faire un acte de foi dans la pérennité du Liban, État et nation, s’accrocher à une folle espérance. Mais foi n’est pas raison. « Heureux ceux qui croient sans voir » (Saint-Jean, 20, 25). Rien pour l’instant ne permet de voir venir. Les principaux acteurs de la vie politique, la...