Par Abdel-Hamid EL-AHDAB*
Nahr el-Bared est le 11 septembre libanais. Il succède au 11 mars espagnol, aux bombes quotidiennes londoniennes, aux bombes salafistes au Maroc, à la guerre salafiste en Algérie, aux bombes « touristiques » de Tunisie, aux bombes salafo-touristiques d’Égypte qui prospèrent depuis quinze ans, à la bombe salafiste d’Amman qui a explosé le jour d’un grand mariage arabe et qui a occasionné la mort du cinéaste Moustapha Akkad, à celle, antérieure, du Hama et à celles, postérieures, de Djeddah et de Ryad. Ainsi entendons-nous tous les jours l’annonce de la survenance d’une Troisième Guerre mondiale opposant la civilisation humaine au terrorisme du salafisme suicidaire musulman.
Quelle est, dans cette guerre, la position des musulmans non salafistes et quel est leur rôle ?
La neutralité et l’attitude de spectateur ne sont plus possibles. Les événements s’accélèrent et s’accélèreront de plus en plus dans cette guerre mondiale, jusqu’à rendre l’expression « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi » aussi forte et aussi profonde que la division sanguinaire qui règne. Il n’avait pas été possible de rester neutre dans le combat entre le nazisme et la liberté, et il n’avait pas été possible de rester neutre au cours de la guerre de libération algérienne, lorsque l’OAS française, qui n’avait pas hésité à attenter à la vie du général de Gaulle, s’enrageait contre le FLN algérien. Il n’est plus possible aujourd’hui que l’islam civilisé non salafiste continue d’assister en spectateur au travail sanguinaire du salafisme, opéré au nom de l’islam et au vu des musulmans qui le regardent avec indifférence...
Tel est le grand défi. Relevons-le en commençant par le Liban, pour passer ensuite au monde arabe et enfin à l’Occident et à la France elle-même, où le nouveau président, Nicolas Sarkozy, a choisi une ministre de la Justice algérienne, originaire de la banlieue, dont le père est maçon et qui a douze frères et sœurs, mais qui a opté pour la civilisation et a maintenu son islam. « Vous êtes la bienvenue », lui a dit Sarkozy.
La Troisième Guerre mondiale qui est parvenue à Nahr el-Bared, au Liban, cette guerre qui a multiplié ses nids dans les ruelles des quartiers musulmans, est le grand et nouveau défi auquel sont confrontés les musulmans non salafistes au Liban, dans le monde arabe et en Occident.
Amin Maalouf a écrit : « Ne cherchez pas ce que les religions ont fait aux peuples, mais ce que les peuples ont fait des religions. »
Nahr el-Bared vient d’Afghanistan. Nous y voyons ce que l’Afghanistan a fait de l’islam et ce que d’autres peuples ont fait de cette religion, du Yémen où le peuple possède son Nahr el-Bared avec les « Houthiens », à l’Arabie saoudite et son « Nahr » d’el-Qaëda, au Soudan, etc. Face à Nahr el-Bared, il n’est pas de position neutre. Celui qui n’est pas avec nous est contre nous, et celui qui n’est pas contre Nahr el-Bared au Liban est avec lui.
Nahr el-Bared nous pose des questions graves.
Où sommes-nous et où allons-nous ?
Il n’existe pas de valeurs humaines
universelles !
On prête à André Malraux cette prédiction : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne le sera pas. » Il a été suivi, dans une logique d’affrontement, par le penseur américain Samuel Huntington, dans un ouvrage qui a fait grand bruit aux États-Unis et qui a pour titre Le choc des civilisations.
Est advenu ensuite le 11 septembre, puis le 11 mars à Madrid, puis des 11 septembre hebdomadaires à Londres, le tout pour nous montrer que la guerre des civilisations a effectivement commencé et que la mondialisation et les valeurs humaines ont échoué face à la diversité des cultures et des civilisations qui se combattent au lieu de cohabiter, de se comprendre et d’interagir entre elles.
Les partisans de la vision pessimiste de cette guerre de religions, exprimée par Huntington, disent qu’il n’existe pas de valeurs humaines. Les nations et les civilisations dans le monde n’ont pas de notions uniques au sujet de la naissance, de l’éducation, de l’amour, de la douleur, du mariage, de la mort, de la femme... Nous devons cesser – ce qui signifie que l’Occident doit cesser – d’imposer aux autres civilisations ses concepts démocratiques relatifs à la liberté, notamment celle de la femme, et à la dignité humaine. Cette pensée occidentale – qui bénéficie d’une grande adhésion en ce moment du fait du 11 septembre de New York, du 11 mars de Madrid et de chaque jour de Londres – considère que l’Occident demeurera une cible choisie en raison de la politique d’hégémonie qu’il poursuit, des capacités matérielles et technologiques qu’il développe, de l’histoire coloniale qu’il a écrite et des croisades qu’il a menées. D’où la nécessité pour lui de se protéger dans cette lutte. Après le 11 septembre, cette prêche a commencé à agir en Occident, où les oreilles deviennent attentives à tout ce qui advient quotidiennement... en Europe et dans les pays arabes. Aussi est-il nécessaire de savoir si la civilisation islamique est ce salafisme terroriste suicidaire ou autre chose.
Mais existe-t-il un vrai conflit entre les civilisations ? Ou est-ce plutôt un conflit entre le salafisme islamique et l’école de la réforme et de la renaissance musulmane, celle de Mohammad Abdo, de Jamal Eddine al-Afghani, de Rachid Reda et d’autres. Celle qui a publié la revue al-Erouat al-Wathqi à Paris, qui a constitué un pont musulman des plus nobles et des plus solides vers notre époque et vers la modernité. Son flambeau a continué à être brandi par Loutfi as-Sayed, puis par Taha Hussein, al-Akkad, Ahmad Amine, al-Kawakibi, Kassem Amine, cheikh Ali Abdelrazzak, Abdallah al-Aalayili. La pensée réformatrice musulmane avait trouvé dans cette école sa voie unique, celle qui était la plus adaptée à une évolution civilisatrice graduelle, celle qui aurait assumé la charge de la renaissance intellectuelle musulmane. Mais l’argent du pétrole, qui a afflué dans les années soixante-dix, a été utilisé pour supprimer les traces intellectuelles de cette école réformatrice. Ses œuvres et ses ouvrages ont disparu des écoles, des universités et des bibliothèques, et la pensée islamique a été réduite au seul salafisme. Nul ne doit donc s’étonner du vide de la pensée religieuse qui règne en despote. Il n’existe plus dans la besace de la pensée musulmane que la pensée salafiste intégriste. Les livres de Taha Hussein eux-mêmes commencent à être interdits en Égypte.
Un conflit entre les musulmans
et non avec l’Occident
S’il existe un différend avec l’Occident au sujet des notions de naissance, d’éducation, d’amour, de douleur, de mariage, de mort et de femme, ce différend est bien plus important entre le salafisme musulman, d’une part, et l’école de l’islam réformateur et moderne de cheikh Mohammad Abdo.
La bataille entre le salafisme et l’école réformatrice et moderne de cheikh Abdo et de ses compagnons a commencé aux premiers jours de l’époque de la renaissance, au début du siècle dernier, après que furent sortis de la vie politique de l’islam les Mameluks, puis les Ottomans, et elle a commencé à être violente au début de ce siècle. Mais où est donc cette école de pensée aujourd’hui ? Il suffit, pour observer son recul, de nous remémorer Nasr Abou Zeid, que le salafisme a forcé à divorcer de son épouse et a considéré comme un renégat parce qu’il a usé de sa liberté en exprimant un avis sur la religion qui n’avait pas plu aux salafistes. Il lui fut impossible de demeurer en Égypte et il dut quitter le pays avec son épouse pour aller s’installer en Hollande.
La progression actuelle de la vague salafiste a des causes. La première est la politique américaine qui a mis la main sur cette mouvance pour l’utiliser contre le communisme. La dernière cause est l’afflux de l’argent du pétrole qui a permis à cette mouvance intégriste de faire disparaître la pensée musulmane novatrice et moderne.
Le monde contemporain et ses sociétés civilisées, qui sont entrés de plain-pied dans notre ère, fondent leur activité sociale, culturelle et économique sur une seule idée : assurer le bonheur et la dignité de la personne. Le salafisme terroriste et suicidaire a une conception différente de ce monde. Il considère que l’activité humaine ne doit pas avoir de but autre que celui de réaliser la volonté de Dieu. Mais quelle est donc l’instance qui exprime cette volonté de Dieu ? C’est celle formée par les ulémas qui émettent les « fatwas », tel Ben Laden et al-Zawahiri, et tant d’autres, et qui ne se contentent pas de « fatwas » religieuses, mais conçoivent également des « fatwas » suicidaires qui sont exécutées au nom de Dieu, comme si le Bon Dieu ne voulait pas le bonheur de l’homme et lui refusait la dignité !
Une lutte entre deux concepts de l’homme
Le choc entre les deux mondes n’est pas ailleurs.
Cette lutte entre les deux concepts de l’homme (de son rôle, de son activité et de la raison de son existence) ne procède pas d’un différend entre l’Occident et l’islam, mais entre le salafisme terroriste et suicidaire et l’islam de Mohammad Abdo, Taha Hussein et leurs compagnons et écoles, ces écoles réformatrices et modernes qui honorent l’homme et sa liberté et lui reconnaissent le droit au bonheur.
Le salafisme islamique ne s’est calmé qu’à l’époque de Abdel Nasser, qui avait liquidé les Frères musulmans après qu’ils eurent tenté de l’assassiner. Son auréole de « héros » et l’étendard du nationalisme arabe avaient dominé les sentiments des musulmans, et la lutte entre Abdel Nasser et le salafisme s’est transformée en une lutte entre le nationalisme arabe et le colonialisme occidental, le salafisme ayant été rangé dans la case du colonialisme. Je me rappelle que la vision que les musulmans du Liban avaient des salafistes était empreinte de beaucoup de méfiance, de blâme et de désir de marginalisation. La politique américaine n’avait-elle pas d’ailleurs visé à encercler Abdel Nasser par le pacte islamique qui a proposé l’intégrisme pour la destruction de son leadership et le salafisme pour tenir la place du nationalisme arabe ? Mais le monde musulman n’avait pas fait bon accueil à ce projet américain et le pacte islamique avait échoué en début de chemin.
Comment sortir de cet enfer
Comment sortir de cette géhenne ?
L’Europe a connu ses affres au Moyen Âge et à l’époque qui avait suivi. Elle a été le théâtre de massacres entre les catholiques et les protestants, et de querelles entre la papauté et l’Église anglicane.
Cet enfer a duré des siècles et s’est prolongé jusqu’à l’ère des Lumières, qui n’a réussi qu’en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, hormis quelques exceptions dans les autres régions du monde. Les Européens ont souffert pendant des siècles d’un martyre identique à celui que nous subissons, jusqu’au jour où a pointé le siècle des Lumières. Mais le temps ne pardonne pas et les musulmans ne peuvent pas attendre, pour la survenue de cette ère, l’écoulement d’un laps de temps aussi long que celui supporté par l’Europe. Nous n’avons d’autre expérience que celle du siècle des Lumières qui a fait éclore ses valeurs lumineuses. C’est ce siècle qui a assis les bases des libertés modernes et de la prépondérance de la raison. Seule cette raison est capable de dissiper l’obscurité amoncelée pendant des siècles dans le monde musulman.
Les sommités du siècle des Lumières étaient des grands philosophes, tels Rousseau, Voltaire, Diderot, Condorcet, Kant, Hegel, Holderlin... Ils ont propagé les valeurs de cette ère des Lumières, celles qui préconisent l’éveil des esprits, l’usage libre de la raison et la création d’une opinion publique éclairée. Le courant réformateur musulman a essayé cette politique d’éveil et il a réussi, mais il s’est ensuite rétracté.
Nous nous trouvons à présent en face d’un défi.
La politique de rénovation adoptée il y a deux cents ans, à l’époque de Mehemet Ali, a été axée sur le transfert de la technologie et non sur la philosophie profonde qui sous-tend cette technologie même. Peut-être que l’explication se trouve dans l’expérience japonaise qui s’est offert cette technologie tout en conservant ses croyances ultraconservatrices. Mehemet Ali a essayé d’imiter cette expérience, mais ce qu’il n’a pu savoir, c’est que celle-ci a abouti au fascisme militaire. L’importation, par un pays, de la seule technologie ne signifie pas nécessairement la victoire de la lumière.
Le monde arabe et islamique a toujours peur de la philosophie de l’éveil parce que celle-ci prône la rupture avec le passé et la tradition sacrée. Nous avons vu les intellectuels arabes – mais pas ceux du sultan – trembler de peur devant ce bond dans l’inconnu ou dans le vide ou le néant ! Ils ont cru y déceler une sorte de trahison de notre « moi » historique ou de notre identité collective. D’où leur refus de s’embarquer dans cette entreprise qu’ils jugeaient hasardeuse.
Il faut commencer ici.
* Avocat, docteur en droit.
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