La mémoire est à la fois le bonheur et la misère de l’homme. Marcel Proust, dans À la recherche du temps perdu, raconte comment le goût d’une madeleine, petit gâteau court et dodu, le ramène à sa plus tendre enfance, faisant ressurgir de doux souvenirs.
La mémoire permet en effet à l’intensité d’un moment de survivre à sa fin. Elle immortalise certaines personnes qui vivront éternellement dans le cœur de ceux qui les aiment.
Mais la mémoire est aussi misère. Elle devient instinctivement sélective pour assurer la survie. Nous, Libanais, sommes même souvent amnésiques. Nous oublions vite les plus tristes événements, nous banalisons les scènes les plus cruelles, nous tournons la page après une guerre sévère. Nous avons toujours de l’espoir, nous sommes optimistes, nous donnons de nouvelles chances à ceux qui nous ont déçus, nous croyons en un avenir meilleur. Nous choisissons les éléments à garder. Ils diffèrent selon les personnes. Les hommes politiques semblent ne se souvenir que des choses qui servent à fonder leurs prétentions. Ils oublient ou se rappellent selon leurs intérêts variables avec la conjoncture. Ils en sortent toujours innocents. Les autres, comme moi, essaient dans la mesure du possible de ne retenir que les instants de bonheur. Une journée calme suffit pour effacer des mois d’instabilité. Nous oublions pour vivre.
Je suis libanaise, donc amnésique. Mon pays semble tout à fait guéri, car aujourd’hui il a fait beau. J’oublie tous les drames passés et je trouve tout avis contraire exagéré. Je redessine mes projets d’autrefois que j’avais balayés un jour de crise. Je repense à un avenir dans ma capitale, Beyrouth. Je rêve de fonder une famille au Liban. Naïve, quelques instants prétentieux me suffisent.
Mais notre mémoire est faussement sélective. Oui, notre mémoire est hypocrite. Car si elle nous procure par sa censure un bien-être vital, ce n’est qu’à titre temporaire. Un simple orage fait ressurgir rétroactivement tous les malheurs d’hier. Et nous revivons notre passé plus difficilement que la première fois : le mauvais souvenir s’accompagne du goût amer de la trahison. Notre mémoire que l’on croyait protectrice nous a trahis.
Une bombe lancée au coin d’une rue me rappelle que mes amis sont partis, qu’hier il ne faisait pas beau, que ma sœur a dû voyager en vitesse, qu’un camarade de classe a perdu sa maison, que les jeunes cherchent du travail dans un marché étranger accueillant mais abusif.
Amnésique, je me souviens que mon pays n’est pas encore prêt à oublier. Sa mémoire l’a trahi, lui aussi.
Et il accepte difficilement ses souvenirs.
Karen AYAT
Étudiante en droit – USJ
Article paru le Mardi 15 Mai 2007
La mémoire est à la fois le bonheur et la misère de l’homme. Marcel Proust, dans À la recherche du temps perdu, raconte comment le goût d’une madeleine, petit gâteau court et dodu, le ramène à sa plus tendre enfance, faisant ressurgir de doux souvenirs.
La mémoire permet en effet à l’intensité d’un moment de survivre à sa fin. Elle immortalise certaines personnes qui vivront éternellement dans le cœur de ceux qui les aiment.
Mais la mémoire est aussi misère. Elle devient instinctivement sélective pour assurer la survie. Nous, Libanais, sommes même souvent amnésiques. Nous oublions vite les plus tristes événements, nous banalisons les scènes les plus cruelles, nous tournons la page après une guerre sévère. Nous avons toujours de l’espoir, nous sommes optimistes, nous donnons de nouvelles chances à...
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