Le texte qui suit, poignant, est le cri d’un cœur douloureux et pourtant comme serein. Osera-t-on dire résigné ? Des semaines après la disparition de son père, le journaliste Joseph Samaha, sa fille lui écrit. Pour lui dire, par-delà l’indicible, tout ce qu’elle avait jusque-là retenu.
Cher Youssef,
À l’annonce de ta mort, je n’ai pas pleuré. J’ai tremblé, mon cœur s’est mis à battre la chamade et j’ai eu des sueurs froides. J’étais ébahie de voir à quel point je pouvais maîtriser mes émotions. Moment indescriptible. Brutal au point de me faire oublier que tu es en Angleterre, mais contenu. « Y a-t-il une nouvelle affaire de voiture piégée ? » me suis-je demandé. Me reviennent en mémoire tes propos selon lesquels la pression sur le journal avait cessé. Et je suis rattrapée par une pensée qui me laisse en haleine : « Tu te serais trompé mon Joseph… ils t’ont eu... » Dans la folie, j’ai eu un moment de répit en solitaire, moment primordial. J’étais étonnée de voir avec quelle authenticité je pouvais te retrouver. Puis je me retrouve assaillie par les coups de fil, la solidarité que les gens cherchent à me porter.
La première fois où quelqu’un m’étreint, sur le palier de la maison, en signe de condoléances, me fait prendre conscience de mon incapacité à affronter tout de suite le monde. J’ai dû bousculer les gens pour vivre ce moment. J’ai remis à leur place les auteurs de 800 appels, 2 000 messages tous consternés par ta disparition. Notre manière de réagir devant une pareille nouvelle nous renseigne sur nous-mêmes. Ne vous précipitez pas pour être présents à nos côtés. Laissez-nous le temps de voir ce que nous ressentons, d’avoir un peu confiance en ce qu’on ressent.
Ton départ précoce, sans explication, m’a portée à faire de toi mon bouc émissaire. Tu étais celui sur lequel je déversais des sentiments redoutables. Maintenant que je me retrouve seule, je me demande s’il était possible de faire mieux que toi.
J’ai été insuffisamment introduite dans ta vie. C’est là notre grande erreur. Tu étais très secret ; je ne veux pas savoir ce que tu cachais, mais j’ai envie de comprendre pourquoi tu éprouvais le besoin de rester mystérieux ? Changer est loin d’être facile, mais cela s’inscrit dans mes projets. À la fin, la communication était plus légère. J’avais décidé de ne plus te faire payer le prix de ce je réclamais si ardemment. La dernière fois que je t’ai vu, tu m’avais annoncé, touchant, la mort de May et tu partais, ému, soulager Hazem. Tu ne m’avais pas épargné des anecdotes drôles sur la « mouloukhiyé » de May. Ma dernière image de toi…
Hazem me raconte tes derniers jours, heureux. Cela m’a soulagée. L’insistance de Hazem, et mon insistance à moi avant lui, à te voir attentif à ta santé te laissaient sans réaction, comme si ces propos étaient dénués de sens. J’ai le sentiment aujourd’hui que tu nous a filé entre les doigts, incernable. Hazem avait l’intention d’appeler le médecin sans même te le dire, mais ce matin-là, tu étais déjà parti. Se négliger à ce point, c’est aussi dangereux que de tenir à la main une arme. Je ne pensais pas te perdre si tôt. La politique, tu savais l’interpréter à merveille, mais dès qu’il s’agissait de toi, tu faisais la sourde oreille.
À quoi me servirait ma colère ? Je n’ai d’autre choix que de me remettre de ta disparition. Mon amie Wadad Halwani m’a dit un jour : « Joseph a vécu en laissé-pour-compte. » Je pense qu’à partir de là, nombre de choses s’éclaircissent. Au journal, tu as une vraie famille. Quelque chose de précieux est atteint une fois qu’on se retrouve avec une équipe qui travaille de tout son cœur. En chaque individu au journal, je sens l’affection et le respect qu’ils ont pour toi ; je sens leur douleur aussi. À ceux-là, et spécialement aux plus jeunes, je souhaite beaucoup de choses et surtout le brillant avenir qu’ils méritent. Qu’ils se remettent vite de cette brutale blessure et qu’ils pensent à eux-mêmes. J’ai reçu un soutien formidable de la part de tout le monde. Mais, c’est aussi avec étonnement que j’ai découvert certaines manières de penser très différentes de la mienne, mais que j’accepte. Je n’ai pas bien compris cette tendance chez certains à dire : « Nous sommes la famille de Joseph. » C’est comme si les mots avaient quelquefois déraillé. Ou bien des propos tels que : « Il n’y a pas de plumes dans ce pays ; il n’y aura jamais plus personne comme lui… » Tu vois, mon cher Joseph, je me demande si ces personnes ont compris l’essence de ton message.
La situation du pays est frustrante ; et ce sentiment d’impuissance... Les gens ne supportent pas le vide et l’incertitude. Ils ont besoin que le creux soit vite comblé. Mais ces gens s’imaginent-ils encore que le changement vient de l’extérieur ? Et puis, face au Joseph public qui suscite tant d’admiration, j’ai mon Joseph à moi. Heureusement.
Tu as vécu libre. Tu as quitté tes racines pour faire ton chemin et tu es devenu un être éblouissant. Ton obstination t’a permis de faire ce que tu voulais. C’est Joseph ou Youssef ? Tu es né en mai ou en mars ? Tu as joué avec ton identité. Était-ce pour effacer les différences confessionnelles ? J’aurais bien aimé que tu me racontes. Je sais que tu m’aimais beaucoup. Nada me dit que tes yeux brillaient quant tu prononçais mon nom. Elle me donne une photo que tu portais sur toi. Tu devais éprouver, à nous regarder, une tendresse semblable a celle que je ressens à te regarder. De Jo le beau se dégage quelque chose d’authentique et d’attachant. Maintenant que tu es de l’autre côté, je me surprends quelquefois à te demander : « Qu’est-ce que la mort ? » Et puis, je me pose la question à moi-même en la retournant : « Qu’est-ce que la vie ? » Je t’ai dit au revoir, ayant le sentiment d’être capable de jongler avec mes affects, de tout métamorphoser en moi, une perspective ouverte. Sentiment formidable. C’est consentante que je te laissais partir.
Aux jeunes du Akhbar, beaux et forts, qui t’ont choisi et que tu as choisi, qui ont tes yeux, ta loyauté et ta foi, j’aimerais dire que je serai là. Je sens que tu as compté pour beaucoup de personnes, parmi lesquelles certaines ne t’ont jamais rencontré. Moi, j’espère ne jamais oublier ce que tu étais.
Tu es parti non pas victime d’une main criminelle, non pas dans les souffrances de la maladie, mais paisiblement. Quel miracle ! J’aurais quand même voulu que tu connaisses mon mari, mes enfants, la femme de Ziad, leurs enfants et pourquoi pas tes arrière-petits-fils.
J’espère que tu es parti rassasié par la vie.
Oumaya SAMAHA
Article paru le Mardi 15 Mai 2007
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Le texte qui suit, poignant, est le cri d’un cœur douloureux et pourtant comme serein. Osera-t-on dire résigné ? Des semaines après la disparition de son père, le journaliste Joseph Samaha, sa fille lui écrit. Pour lui dire, par-delà l’indicible, tout ce qu’elle avait jusque-là retenu.
Cher Youssef,
À l’annonce de ta mort, je n’ai pas pleuré. J’ai tremblé, mon cœur s’est mis à battre la chamade et j’ai eu des sueurs froides. J’étais ébahie de voir à quel point je pouvais maîtriser mes émotions. Moment indescriptible. Brutal au point de me faire oublier que tu es en Angleterre, mais contenu. « Y a-t-il une nouvelle affaire de voiture piégée ? » me suis-je demandé. Me reviennent en mémoire tes propos selon lesquels la pression sur le journal avait cessé. Et je suis rattrapée par une pensée...
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