En sept mini-volets, un rapide panoramique des questions de l’heure. D’été (une plombe de sommeil en moins le matin !), d’hiver. Ou d’antan comme disait Danton, dit-on.
– Lamartine, le romantique béat, heureux les simples d’esprit, l’adjure en haletant : « Ô Temps, suspends ton vol ! » Ferré, l’anar aigri, le salue, tête basse : « Avec le temps… avec le temps, on n’aime plus. »
Mais ce sont les Grecs anciens qui l’ont le mieux compris. En Cronos, tissé d’or et d’ocre, ils voient un dieu-ogre qui dévore ses enfants, après avoir mutilé son père, Ouranos, notre Univers. Pour eux (et combien ont-ils raison !), ce Titan qu’est le Temps engendre les problèmes, crée les empires. Puis les avale placidement, l’un après l’autre, à tour de rôle. Régional.
L’âge du capitaine
– D’où cette question : dans cette région du monde, de tout temps (on n’y échappe pas) troublée, quel âge peut bien avoir le Liban ? Certains, scrutateurs des cercles concentriques d’un fût de cèdre, lui donnent entre cinq mille et trois mille ans, cananéens ou phéniciens. Cela, en remontant à la naissance de nos quatre ravissantes Vénus sortant de l’eau, Byblos, Sidon, Tyr et Béryte.
D’autres voient le fœtus prendre ses contours seulement à partir de son annexion par les Ottomans en 1516, il y a à peu près cinq siècles. Plus avant, pour les adeptes de la musique contemporaine, ce ne serait qu’après les tueries de 1860 que l’entité libanaise a commencé à prendre forme. En effet, sur intervention de la France à canonnières, le pays a décroché en 1861 une petite autonomie. Seulement, là, il convient d’être précis : il s’agissait uniquement du Mont-Liban, où les maronites devenaient alors plus nombreux que les druzes. D’ailleurs, le gouverneur désigné par la Sublime Porte, le mutassarif, devait être un chrétien.
Sur les registres d’état-civil de la communauté internationale, le Liban date de 1920, et du Traité de Sèvres. Mais dans le cœur de nombre de patriotes, il n’existe (tout étant d’ailleurs relatif) que depuis son accession à l’indépendance, en 1943. Et ce poupon de santé fragile a déjà failli périr, à plusieurs reprises, de la mort subite du nourrisson.
Cause toujours
– Ne nourrissons aucune amertume, mais posons-nous posément cette question : pourquoi le Liban est-il donc si faible de constitution ? (c’est le mot).
Les causes avancées, à géométrie variable, sont aussi multiples que les innombrables répondeurs. En gros, les uns affirment, un peu à contresens, que c’est parce qu’il ne s’est jamais totalement engagé dans le camp arabe. Les autres répondent que cette appartenance, il en a lourdement payé le prix. Et soutiennent que, toujours flottant, il n’a pas su se ranger franchement aux côtés des puissants Occidentaux. Etc.
Dans les faits bruts, la malformation congénitale est imputable aux négociations, relatives au morcellement de l’Empire ottoman, qui ont suivi la Grande Guerre. En 1919, la délégation autochtone dirigée à Paris par le patriarche Hoyeck, animée de nobles et beaux sentiments, avait refusé l’offre d’un Liban chrétien. Pour exiger, et obtenir, un Grand Liban multiconfessionnel, intégrant la Békaa, le Chouf, la côte méridionale ou septentrionale. Sans bien réaliser que le temps (encore lui) pouvait tout changer. Sans imaginer que la protection rapprochée, sous forme de mandat, d’une Europe somme toute chrétienne de culture, et sortant triomphante du Turc, pouvait fondre comme neige au soleil. Sans voir, mais peut-on leur en faire le reproche, que la relève américaine, qui s’annonçait déjà en filigrane, serait bien plus pétrolière et sionisante que soucieuse de protéger les minorités.
Contraste
– D’où des dizaines d’années d’épreuves. Donnant finalement à la coexistence l’acception d’un malheur certes partagé. Mais dans des perspectives distinctes, opposées, imposées par les nouveaux rapports de force : l’angoisse pour les uns, l’espoir pour les autres.
Parabole
– L’autre joue, il te faut tendre. Tendre est le christianisme. Surtout en son pitoyable berceau d’Orient, de pays de Canaan. Une religion qui voue par elle-même ses fidèles à une faiblesse létale de martyrs, d’agneaux égorgés face aux diverses sortes de prédateurs. Sur le plan temporel, politique, militaire ou économique, une collectivité de culture chrétienne ne peut surnager qu’en mettant de côté l’enseignement divin. En le trahissant même carrément, le plus souvent. Pour prendre un exemple à peu près potable, qui n’a rien d’extrême, cette fable occidentale, ce contresens de « démocratie chrétienne ». Le christianisme, l’oublie-t-on, demande à son peuple de suivre le doux Berger, de l’imiter (comme le chante L’Imitation du Christ) autant que faire se peut, humainement. Et non pas de se gouverner lui-même, comme le veut le vocable de démocratie.
Prédateurs
– Or, pour ce qui nous occupe et préoccupe, nous avons affaire à un entourage vorace. Nous nous trouvons pris entre l’enclume d’Israël, nation de la loi du Talion et du Dieu des armées, et le marteau de la Syrie totalitaire. À nos côtés, au Sud comme au Nord, deux États qui partagent une même connivence : le culte de la force brute, considérée (souvent à tort) comme source de puissance. Une dérive de mentalité tout asiatique, tout Genghis Khan ou Attila.
C’est d’ailleurs, le sait-on, dans leur profonde connaissance identique des mouvements de l’histoire orientale que Moshe Dayan et Hafez el-Assad puisaient cette cruauté qui, dans cette contrée, fait les hommes dits forts.
Le ver dans le fruit
– Il va sans dire, cependant qu’aucune attaque microbienne extérieure ne peut être aussi pathologique, et dangereuse, qu’un virus qui ronge le corps en ses viscères. Notre vulnérabilité, la mise en péril de tout notre destin et de l’avenir de nos enfants, tient essentiellement à nos divisions intestines. C’est ce que le patriarche Sfeir s’égosille, depuis tant de lustres, à clamer. Mais vox clamans in deserto. Cassandre, l’augure troyenne, avait reçu des dieux le don, la grâce de clairvoyance. Et des mêmes dieux, la malédiction de ne jamais être crue.
Jean ISSA
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