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Actualités - OPINION

Perspectives Un certain projet, pour un certain Liban : déménagement en vue ? Jean ISSA

Ce titre en mémoire d’un poète doux-amer, Léon-Paul Fargue. Dans « Refuges : souvenirs », 1942, il écrivait : « Une maxime devenue proverbe veut que trois déménagements valent un incendie. Moi, dès le premier déménagement, mon cœur a brûlé ». L’on éprouve sans doute de la tristesse, probablement teintée d’une colère contre soi-même, après avoir dû quitter des lieux chers, ou un cocon sécurisant, son chez-soi. Mais avant ? De l’inquiétude sûrement. Et la quête des possibilités, des moyens d’éviter la partance. C’est bien ce qui devrait nous mobiliser dès maintenant. Parce que nous nous trouvons placés devant un risque objectif d’être déménagés. Sinon « dans un mois, dans un an », comme dit Sagan, du moins dans une, deux ou trois décennies. Comme nous en préviennent charitablement Walid Joumblatt et Ahmad Fatfat, entre autres. En soulignant que c’en serait fini de nous, à tout jamais, si nous ne cessons pas, étranges étourneaux suicidaires, de nous tirer dans les pattes. Et si nous ne prenons pas garde, sinon à la chronique d’une mort annoncée, selon le titre de Garcia Marquez, du moins aux données évolutives autant qu’objectives qui changent au pas de charge. De charge contre nous, évidemment. Sans plus tourner autour du pot, qu’en est-il au juste ? Il faut, tout d’abord, évoquer le processus de maturation d’une prise de conscience, par le Hezbollah tout à la fois de sa puissance acquise, de son potentiel et de la nécessité de se projeter dans l’avenir. En fonction d’une mission légitime de pourvoi aux besoins divers de la collectivité qu’il défend et représente. Et qu’il se propose certainement de diriger un jour tout seul. Dans toutes les formes, ou presque, de son existence. Du moment qu’un parti théocratique islamique est fondé, au nom même d’une religion qui ne sépare pas le temporel du spirituel, à gérer tous les aspects de la vie, le moral, le social, le politique, le culturel ou l’économique. Le passé Pourquoi parler de déménagement ? D’abord parce que cela facilite la présentation du tableau. En usant de tournures familières, sans doute, mais qui disent bien ce qu’elles veulent dire. Ainsi, peut-on relever que durant la longue guerre, des masses entières avaient déménagé du Sud. Sans qu’il y ait encore de mot d’ordre et dans un désordre conforme à l’anarchie de l’époque. Vers la banlieue sud de Beyrouth ? En partie. Mais également en affluant dans Basta et dans la périphérie désertée du centre-ville, secteur Starco par exemple. Pour déloger les squatters, rendre leurs biens aux ayants droit ou les confier à Solidere, il a fallu les « indemniser » (quel contresens !) quatre fois. Le comble de l’injustice, c’est que nombre de propriétaires légitimes, peu ou prou dédommagés, ont été forcés d’y aller de leur poche pour la réfection et la rénovation des immeubles endommagés. Le présent Mais bon, cette page, qui a quand même modifié pour de bon l’état civil de certaines zones de la capitale, est maintenant tournée. Les choses ont été plus ou moins remises en place. Celle qui s’ouvre aujourd’hui peut augurer, si l’on n’y prend garde, d’une mutation qui serait, cette fois, irréversible. Les tentes ? Ce n’est pas le plus préoccupant, bien qu’elles soient porteuses d’une symbolique évidente d’occupation, pour ne pas dire de spoliation. Du reste, et c’est ce qui marque le caractère gestation de la période actuelle, les signes extérieurs ont encore besoin d’être bien lus, d’une échographie en somme, pour prendre valeur d’avertissements, de préavis. Walid Joumblatt, encore lui, a cru pouvoir dénoncer un plan H d’acquisitions massives de propriétés visant à transformer sa montagne en fief du Hezbollah. A-t-il tiré la bonne sonnette d’alarme ? Rien, en réalité, ne vient le confirmer. Par contre, il est avéré que dans la Békaa, d’importantes opérations foncières ont lieu depuis plusieurs mois. De vastes parcelles changent de mains. Quelle importance, dira-t-on, du moment que la population de la plaine est en large majorité chiite ? Oui, mais il y subsiste encore beaucoup, énormément, de grands ou moyens propriétaires fonciers chrétiens. Or, on a besoin de la terre, même au détriment de l’agriculture, pour loger une population à la démographie notoirement galopante. Si galopante même que, par exemple, Chtaura, jadis assez lointaine voisine de Zahlé, en est pratiquement devenue une banlieue : entre les deux tout a été construit, tout a été recouvert ces dernières décennies. L’avenir On en vient à la question rituelle : quel Liban voulons-nous ? Et, par à- coup, quel Liban le Hezbollah peut-il vouloir ? Pour cerner la réponse, il convient de se mettre un peu dans sa peau, à sa place. En n’oubliant pas que son intelligentsia est aussi compétente qu’expérimentée. Qu’elle sait parfaitement lire les données. Les facteurs statiques, comme les éléments en cours de marche, appelés à changer la face des choses. Procéder à une analyse à la fois réaliste et idéaliste. Ou idéologique, si l’on préfère. Car ce parti a un projet et ne s’en est jamais caché. Un projet théocratique, répétons-le, et par là bien plus ambitieux, bien plus complet que les vues d’autres formations politiques. Ce plan, se trouve divisé, comme dans le patinage artistique, en programme court, figures imposées, et en programme long, figures libres. C’est-à-dire qu’il sait (réalisme) qu’il existe encore, pour lui et pour le moment, des barrières qu’il serait prématuré, maladroit de tenter de franchir. Qu’il n’est pas encore en mesure, pour des considérations régionales autant que locales, d’imposer toutes ses exigences. Mais il pense (idéalisme) qu’avec l’aide d’une évolution, d’une mutation naturelles ainsi qu’avec le concours de circonstances favorables, il pourra dans quelques années atteindre son but final. Un objectif en deux volets distincts, chacun avec ses embranchements, ses variations pour lesquelles des ajustements sont prévus. D’abord, et cela a commencé, comme on sait, le contrôle du pouvoir a contrario. Entendre en disposant sur lui de l’arme absolue du veto, par le biais du tiers de blocage, si bien nommé. Ensuite, via des législatives anticipées ou pas, la prise de pouvoir. En partenariat obligé d’abord. Et ensuite, on verrait. Ou bien rafler la République tout entière. Pour l’intégrer, éventuellement, à une confédération avec l’Iran et la Syrie. Ce qui peut paraître utopique. Tout comme les rêves de Hitler en 30 ou de Mao en 40. Ou alors, morceler, disposer d’un royaume de droit « divin » bien à soi. D’où le second volet, que nous appellerons territorial. Pris en considération sous l’angle de l’espace vital nécessaire. Comme gouverner c’est prévoir, quand on prévoit de gouverner, il faut gouverner la prévoyance d’habitat, de logis. De logement, au prix du déménagement d’autrui. Or c’est là le point le plus dangereux. Car, très souvent, la guerre éclate bien plus pour des terres, sinon pour des territoires, que pour des idées. Si l’on excepte, évidemment, les guerres de religion. Du terrain, il s’agit d’en gagner, de ne pas en perdre, d’empêcher autrui d’en prendre, ou de protéger une carte géopolitique déterminée. On peut se référer d’ailleurs à notre propre expérience de 1975 avec des Palestiniens qui se cherchaient, chez nous, un nouveau territoire, un nouveau foyer, un nouvel État, et y ont presque réussi. De même, pour faire plus large, c’est pour ses immensités que la Russie a tant de fois été attaquée. Notamment au XVIIIe siècle par les Turcs et par Charles XII de Suède ; au XIXe, par Napoléon Ier puis par Napoléon III, allié aux Anglais (guerre de Crimée) ; enfin, au Xxe, par le Japon (1904) puis par l’Allemagne de Hitler. Cependant, et c’est un point sur lequel les analystes du Hezb devraient beaucoup réfléchir, on s’interroge sur la viabilité économique de leur présumé projet. En urbanisant progressivement la campagne, en effaçant petit à petit les ressources agricoles, que leur resterait-il ? Les services, les banques, le tourisme même, Baalbeck compris ? Ils se trouveraient fatalement étouffés, réduits à leur plus simple expression, du fait même des prescriptions d’un ordre social « enreligionné », si l’on peut dire. L’aide financière de l’Iran, ou de certains pays arabes, ne suffirait plus. Quoi qu’il en soit, doit-on vraiment s’alarmer de visées dont rien ne transperce encore clairement, nettement ? La réponse est dans cette formule chère à un éminent hématologue, le Dr Michel Saadé : il faut toujours, dit-il, « prévoir le pire, espérer le meilleur ».
Ce titre en mémoire d’un poète doux-amer, Léon-Paul Fargue. Dans « Refuges : souvenirs », 1942, il écrivait : « Une maxime devenue proverbe veut que trois déménagements valent un incendie. Moi, dès le premier déménagement, mon cœur a brûlé ».
L’on éprouve sans doute de la tristesse, probablement teintée d’une colère contre soi-même, après avoir dû quitter des lieux chers, ou un cocon sécurisant, son chez-soi. Mais avant ? De l’inquiétude sûrement. Et la quête des possibilités, des moyens d’éviter la partance.
C’est bien ce qui devrait nous mobiliser dès maintenant. Parce que nous nous trouvons placés devant un risque objectif d’être déménagés. Sinon « dans un mois, dans un an », comme dit Sagan, du moins dans une, deux ou trois décennies. Comme nous en préviennent charitablement Walid...