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Urbanisme Les dix projets « tours » de Gemmayzé objet de vive polémique
Par MAKAREM May, le 20 novembre 2006 à 00h00
On dirait les Comancheros face aux Apaches. D’une part MM. Berj Hatjian, directeur général de l’Urbanisme, et Ziad Akl, directeur de l’Institut d’urbanisme de l’ALBA et membre du Conseil supérieur de l’urbanisme (CSU), qui ont voté en faveur des projets « tours » prévus à Gemmayzé, considérant que ces nouvelles constructions n’éliminent pas le passé, qu’elles assurent une continuité entre le traditionnel et le moderne et qu’elles respecteront l’ordre et la régulation urbaine. D’autre part, MM. Assem Salam, président de l’Apsad et ancien président de l’ordre des architectes et ingénieurs, Habib Debs et Élie Gebrayel, respectivement architecte-urbaniste et architecte président d’ERGA Group, qui dénoncent la politique des deux poids, deux mesures, les coupes sombres dans un tissu urbain historique, miraculeusement préservé jusqu’à aujourd’hui, et appellent au respect du nouveau règlement d’urbanisme établi par le CSU en sa séance du 13 septembre 2006 et dont ont été exemptées les dix « tours ». Participait également à la table ronde M. Fréderic Husseini, directeur général des Antiquités. Il a rappelé que le ministère de la Culture s’efforce depuis 1995 de mettre fin à l’érosion de l’héritage architectural. Mais l’application des mesures proposées est toujours renvoyée aux calendes grecques. Les projets de loi portant sur le patrimoine immobilier attendent dans les dédales labyrinthiques de l’Administration.
Le débat organisé par l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA) et piloté par Mohammad Fawaz, ancien directeur général de l’Urbanisme, s’est déroulé en présence du directeur du département Architecture, Pierre Néméh, et d’un grand nombre de spécialistes, de promoteurs et d’habitants du secteur de Gemmayzé et de la rue Sursock. Les dix projets de tours, qui ont eu le feu vert du Conseil supérieur de l’urbanisme pour planter leur décor dans le périmètre, heurtent de front les défenseurs du patrimoine architectural, qui refusent d’assister impuissants à la désintégration d’un des premiers quartiers qui s’est développé hors des murs médiévaux de Beyrouth, entre 1850 et 1920.
Mais aucune de ces « pseudo » tours ne se trouve à la rue Gemmayzé, a indiqué Berj Hatjian. Elles seront érigées à Tabaris, sur les avenues Georges Haddad et Charles Malek, à la rue Sursock et à Saïfi. Hormis trois d’entre elles, elles sont de simples immeubles qui ne dépassent pas les 40 mètres, a-t-il encore précisé avant d’ajouter que la construction à la « verticale » prévue à la rue Sursock (24 étages, 86 mètres) permet de gagner des espaces verts, caractéristiques de ce quartier. « Au nom de quel obscurantisme veut-on occulter du vocabulaire du passé toute expression de verticalité architecturale, comme si clochers, minarets, et tours de guet n’avaient jamais existé… Comme si Londres, Paris, Vienne, Barcelone ou d’autres villes historiques avaient prohibé la verticalité sans qu’on ne le sache », a déclaré à L’Orient-Le Jour Ziad Akl, soulignant que « dans un contexte aussi discutable, et autour d’un problème sans doute réel mais si mal posé (sciemment ou non), comment appréhender les fondements réels ou la portée de la campagne pour la protection de Gemmayzé ? » Faisant une rapide rétrospective de la question, Akl souligne qu’en raison de son atmosphère particulière, de ses maisons à caractère traditionnel et de sa localisation privilégiée dans le prolongement du centre-ville, le secteur attire les promoteurs qui sont également séduits par les coefficients d’exploitation du sol très élevés. « Une grande partie de ces promoteurs s’oriente vers les parcelles d’importance moyennes ou grandes, sur lesquelles ils peuvent construire beaucoup de mètres carrés, forts justement de ces coefficients élevés. Et quand ils ne trouvent pas de grandes parcelles, ils se mettent à acquérir de petits lots et à les fusionner, violant de la sorte le tissu urbain... La plus simple de ces solutions aurait consisté à baisser les coefficients de construction sans pour cela avoir à payer des indemnisations très élevées dans ce cas de figure. Mais il serait hypocrite d’ignorer que cette mesure était vouée à l’échec dans un pays qui sacralise la propriété privée (...) »
Dès lors, la Direction générale de l’urbanisme s’est penchée sur les mesures à prendre en vue de la protection du caractère de l’ensemble historique du quartier. Ainsi, il est désormais interdit de fusionner deux ou plusieurs parcelles (la taille raisonnable des parcelles existant dans le quartier empêche la construction d’immeubles hors d’échelle). Les façades des bâtiments devront être construites à l’alignement de la rue. Le traitement architectural devra s’harmoniser avec le caractère du quartier.
L’étage sur pilotis est interdit, c’est-à-dire, la surélévation du bâtiment pour libérer le rez-de-chaussée n’est plus autorisée.
Le bâtiment est soumis à une contrainte de gabarit (enveloppe volumétrique dans laquelle devra s’inscrire le bâtiment ). De même, la présentation d’une maquette du quartier permettant de juger de la bonne intégration de l’immeuble dans le tissu urbain est rendue obligatoire. « Ces mesures, qui semblent rencontrer la satisfaction du public, gagneraient peut-être à être étendues à toute la couronne entourant le centre-ville, comme Tabaris, Sodeco, Zokak el-Blatt, Bliss, ou Clemenceau : témoins d’une période, d’une architecture et d’une culture à sauvegarder », ajoute le directeur de l’Institut d’urbanisme de l’ALBA, relevant, d’autre part, que « les voix, qui se sont élevées pour applaudir ces mesures, statuent que construire haut relève du sacrilège. Elles imposent de manière totalitaire leurs vues en termes d’esthétique urbaine au public. Elles occultent le fait que parfois les nouvelles formes urbaines peuvent mettre en scène et glorifier les formes anciennes. Ces mêmes voix expriment également leur forte gêne face à l’avantage que tirent les habitants des immeubles de grande hauteur à jouir de la vue sur les jardins des propriétés privées, en faisant allusion à une conséquente et peut-être taxe de compensation à payer... »
Un faux débat, selon Habib Debs : « Que le bâtiment ait dix ou 30 étages, la rupture d’échelle est toujours flagrante. La cohérence d’un ensemble urbain est due à l’identité de la cellule de base qui le constitue, c’est-à-dire, de l’immeuble type tel qu’il est implanté dans la parcelle – type qui caractérise un quartier. » De même, « la taille des parcelles détermine la largeur des façades et leur rythme sur rue. La position des bâtiments vis-à-vis de la rue (alignement de la façade sur la rue, recul avec jardin) et la hauteur des bâtiments telle que perçue depuis l’espace public sont également fondamentales ». Aujourd’hui, dans le monde, signale Debs, « les agences urbaines responsables de la planification des villes préservent des ensembles constitués et non plus des bâtiments isolés au sein d’un tissu urbain chaotique. Les dix projets de tours constituent un massacre au sein d’un tissu urbain traditionnel ».
Assem Salam, Habib Debs et Élie Gebrayel estiment que, pour minimiser les dégâts, les nouvelles constructions doivent s’inscrire dans le site et être cohérentes avec leur environnement. « Le principe élémentaire de l’urbanisme est de séparer les quartiers contemporains des quartiers historiques et de construire avec précaution dans ces derniers (même hauteur, même volume). » Par conséquent, « les tours prévues dans Gemmayzé sont à reconsidérer, principalement sur le plan de la densité de l’occupation du sol ». Sinon, ce sera l’asphyxie qui nous prendra à la gorge. Sans penser à cette infrastructure datant de plusieurs décennies et qui, de l’avis même du directeur général de l’Urbanisme, Berj Hatjian, est « saturée » et n’en peut plus d’absorber une telle densité.
L’ancien président de l’ordre des architectes et ingénieurs devait rappeler que le plan d’urbanisme de Beyrouth, mieux connu sous le nom de « Zoning de Beyrouth », date des années soixante et est la base de toutes les spéculations foncières. « Les quartiers historiques ont hérité d’une législation de construction garantissant la disparition irrémédiable de leur tissu urbain, et si des mesures immédiates et radicales ne sont pas prises pour minimiser les dégâts, notre héritage architectural risque de disparaître », a conclu Salam.
May MAKAREM
On dirait les Comancheros face aux Apaches. D’une part MM. Berj Hatjian, directeur général de l’Urbanisme, et Ziad Akl, directeur de l’Institut d’urbanisme de l’ALBA et membre du Conseil supérieur de l’urbanisme (CSU), qui ont voté en faveur des projets « tours » prévus à Gemmayzé, considérant que ces nouvelles constructions n’éliminent pas le passé, qu’elles assurent une continuité entre le traditionnel et le moderne et qu’elles respecteront l’ordre et la régulation urbaine. D’autre part, MM. Assem Salam, président de l’Apsad et ancien président de l’ordre des architectes et ingénieurs, Habib Debs et Élie Gebrayel, respectivement architecte-urbaniste et architecte président d’ERGA Group, qui dénoncent la politique des deux poids, deux mesures, les coupes sombres dans un tissu urbain...