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Actualités - OPINION

Chrétiens du Liban: divorce avec l’histoire?

Par Carole H. DAGHER «Nous sommes fatigués; nous nous sommes longtemps battus pour défendre la souveraineté et l’indépendance de ce pays et avons connu trop de guerres en un demi-siècle et des assassinats qui ont visé les leaders de toutes les communautés. Ceux, parmi nous, qui n’ont pas été assassinés ont connu leur traversée du désert, exil, emprisonnement, chantages, menaces sur nos familles. Notre génération a vieilli, les épreuves qu’elle a traversées l’ont essoufflée, même si elle continue la lutte pour le Liban. Ceux qui doivent reprendre le flambeau ne songent qu’à émigrer. La jeune génération est démotivée.» Celui qui parle ainsi est l’une des figures éminentes du leadership chrétien, héritier d’une longue tradition familiale d’engagement politique pour le Liban, scellé par un lourd tribut du sang. Pour étayer ses arguments, il évoque les maisons abandonnées dans les villages chrétiens de la Montagne, les cousins émigrés en Amérique ou en Europe. Il parle avec angoisse du problème démographique des chrétiens, des régions du Liban qui se dépeuplent à grande vitesse, non seulement au Sud, dans la Békaa ou au Nord, mais même dans le Mont-Liban, de cet exode effarant que la «guerre de juillet» a encore accéléré. Il déplore la dispersion politique des rangs chrétiens, l’effritement, l’absence d’unité et, pire, l’absence de vision, l’une découlant nécessairement de l’autre. Arrêt sur image et zoom back sur l’histoire. Rien ne ressemble autant à aujourd’hui qu’hier. Il y a moins de cent ans, notre pays était à une période constitutive de son indépendance, comme il l’est aujourd’hui. Il sortait de la Première Guerre mondiale exsangue, famélique, ayant perdu le tiers de sa population dans une famine effroyable provoquée par Djamal Pacha, qui avait pendu ses notables les plus éminents, chrétiens et musulmans, sur la place des Martyrs en 1916. L’émigration était la porte ultime de survie. Et pourtant, l’espoir était au rendez-vous. Ayant été sollicitée et travaillée par un «lobbying» libanais des plus motivés, dont le fer de lance étaient des penseurs et intellectuels chrétiens, fondateurs de journaux et de sociétés réformistes, installés à Beyrouth, au Caire et Alexandrie, à New York et Paris, la France de Clemenceau s’apprêtait à proclamer et consolider l’existence et les frontières d’un pays historique systématiquement convoité par les walis de Damas et d’Acre et ardemment défendu par les émirs Maan et Chéhab au long des quatre siècles de ce qui fut le seul noyau d’État dans l’Empire ottoman, l’Émirat libanais. Comme aujourd’hui, les enjeux étaient les mêmes : les chérifiens, ralliés autour de Fayçal à Damas, revendiquaient le rattachement du Liban à la Syrie et avaient armé des bandes dans la Békaa pour harceler les troupes françaises et semer le désordre et l’insécurité dans les villages, jusqu’à ce que l’armée française remporte la bataille de Mayssaloun en juillet 1920. Lors de la proclamation du Grand-Liban par le général Gouraud le 1er septembre 1920, la question du tracé des frontières avec la Syrie et des échanges diplomatiques s’était également posée, comme aujourd’hui. Moins d’un siècle plus tard, l’espoir porte à nouveau les couleurs de la France qui, par son effet d’entraînement, pousse l’Europe et les Nations unies à se pencher au chevet d’un Liban saigné à blanc et chancelant aux portes de son indépendance recouvrée il y a tout juste un an, à un prix exorbitant. Parallèlement et tristement, rien ne ressemble moins au rôle fondateur joué par les chrétiens du début du XXe siècle et à leur élan visionnaire d’alors que le négativisme, la capacité de nuisance, l’égoïsme et le manque total de clairvoyance de certains de leurs meneurs et «responsables» d’aujourd’hui – en dépit des efforts courageux d’une poignée de leurs représentants au Parlement 2005 (et hors du Parlement). Nous revoilà à un tournant identique de notre histoire, comme il y a 86 ans. En effet, c’est aujourd’hui ou jamais, à l’ombre de l’appui international unique dont le Liban bénéficie, que ce pays verra se consolider ses assises ou laissera passer le momentum historique dont il bénéficie. Laïciser le combat pour le Liban Depuis l’indépendance du Liban en 1943 à nos jours, les leaders chrétiens ont régulièrement déploré, chez leurs compatriotes musulmans, et tout particulièrement des sunnites, la tiédeur de leur allégeance libanaise et leur sympathie active avec toutes les causes arabes, de Nasser à Arafat, au détriment du Liban. Il aura fallu l’assassinat de leur leader le plus éminent depuis des décennies, Rafic Hariri, pour «libaniser» cette communauté pourtant partenaire du Pacte national de 1943 (dont elle avait également payé le prix à travers l’assassinat de Riad el-Solh) et l’entendre crier «non» à l’hégémonie syrienne en vigueur au Liban depuis trente ans. Que Walid Joumblatt puis Rafic Hariri et aujourd’hui Fouad Siniora, Premier ministre unanimement respecté, se soient ralliés aux options indépendantistes et souverainistes des chrétiens dont le combat n’a pas cessé dans les années d’après-guerre (Bkerké, Kornet Chehwane, universitaires, partis politiques ), n’y a-t-il pas lieu de s’en féliciter? Alors d’où vient cette amertume qui dicte l’attitude de quelques-uns, qui jouent aux prima donna vexées de se voir reléguées au second rôle? Mais y a-t-il de second rôle dans ce combat national d’envergure qui nécessite l’union des efforts pour contrer les manigances de ceux qui sont lésés par une renaissance libanaise? N’est-ce pas plutôt l’occasion de s’élever à la hauteur des circonstances historiques, pour saluer et appuyer l’action d’un gouvernement qui s’échine à remonter la pente de l’abîme où les ennemis du Liban veulent le précipiter? Bataille diplomatique serrée aux Nations unies et remportée via la résolution 1701, reconstruction entamée au pas de course (alors qu’il a fallu dix ans et un plan Marshall pour l’Europe, après la Deuxième Guerre mondiale, pour se remettre debout, et que la Floride, un an après le cyclone Katrina, peine à se reconstruire!), déploiement d’une Finul bis pour aider à protéger les frontières et la souveraineté libanaises, opération tous azimuts pour faire reconnaître à la Syrie la souveraineté du Liban et la nécessité d’engager des relations diplomatiques, extension de l’autorité étatique sur l’ensemble du territoire libanais, le cabinet Siniora mérite amplement d’être soutenu. Une occasion en or se présente pour les Libanais, et pour les chrétiens en particulier, après les destructions infligées par Israël au Liban à peine reconstruit: profiter de l’appui international pour rebâtir, non seulement les localités et maisons rasées, mais aussi les institutions étatiques et, surtout, l’esprit national. Que les druzes et les sunnites soient aujourd’hui en première ligne du combat pour l’indépendance, la souveraineté et la reconstruction, bravo! Un tel engagement n’est plus l’apanage d’une fraction de la population qui a trop versé le sang sur cet autel? Tant mieux! C’est bien cela, la grande victoire dont devraient se prévaloir les chrétiens du Liban! À l’heure où une idée nationale libanaise commune semble enfin émerger, les chrétiens devraient avoir le courage et la vision de laïciser le combat pour le Liban. Qu’il soit sunnite, druze ou chiite, tout homme politique qui fait de la défense du Liban sa priorité et agit en fonction des intérêts de la patrie représente pleinement tous les Libanais, et surtout les chrétiens. En tant que maronite, j’estime que Fouad Siniora est celui qui me représente le mieux dès lors qu’il œuvre pour «le Liban d’abord». Voilà la véritable reconstruction à laquelle nous devons œuvrer, dont nous devons être les pionniers: celle d’une mentalité citoyenne. Il est temps d’induire un changement chez ces leaderships qui cherchent à se poser en s’opposant et dont l’attitude consiste à dire: «Si ce nouveau Liban qui émerge n’est pas mon fait, alors il ne mérite pas de vivre.» Le Liban mérite de vivre parce que le Libanais est un battant et un amoureux de la vie, à quelque groupe qu’il appartienne. Cela est aussi valable pour les chiites, partenaires décisifs au sein de l’État, dont les Libanais attendent des réponses convaincantes et définitives en ce qui concerne la «libanisation» de la décision au sein du Hezbollah et son allégeance politique. S’il y eut, lors de la création du Liban moderne, une problématique sunnite, il existe aujourd’hui une problématique chiite, qui est aussi intrachiite. Il faut du courage et de la prescience pour lever toute ambiguïté et réaffirmer avec force que les chiites sont en premier et dernier lieu des citoyens libanais – ce que Nabih Berry a admirablement fait il y a quelques jours. En d’autres termes, sceller le pacte de Taëf, comme l’ont fait une à une les autres communautés et l’ensemble du peuple libanais le 14 mars 2005. La seule survie possible pour tous est de s’arrimer désormais à la renaissance de l’État. Nul n’a plus les moyens de faire cavalier seul dans la guerre, mais chaque communauté dispose encore du pouvoir létal de faire grincer la roue de la paix et même de gripper la machine. Les chrétiens sont appelés aujourd’hui à ne pas divorcer avec l’histoire, par la démotivation, l’exil ou, pire, l’obstructionnisme. Leurs instances politiques et religieuses sont invitées à se pencher sur une jeunesse qui s’en va parce que sans idéal ni perspective d’avenir. Pour cela, il faudrait que nous puissions tous répondre aux questions fondamentales suivantes: «Que signifie être chrétien aujourd’hui en Orient? Pourquoi rester au cœur d’un brasier qui ne finit pas de nous consumer? Quel sens a notre présence dans cette partie du monde? Croyons-nous encore au Liban, comme en 1920 et en 1943?» Seules les réponses à ces questions réconcilieront les chrétiens du Liban, maronites en tête, avec l’histoire et arrêteront leur glissade, lente, impitoyable, vers ses marges.
Par Carole H. DAGHER

«Nous sommes fatigués; nous nous sommes longtemps battus pour défendre la souveraineté et l’indépendance de ce pays et avons connu trop de guerres en un demi-siècle et des assassinats qui ont visé les leaders de toutes les communautés. Ceux, parmi nous, qui n’ont pas été assassinés ont connu leur traversée du désert, exil, emprisonnement, chantages, menaces sur nos familles. Notre génération a vieilli, les épreuves qu’elle a traversées l’ont essoufflée, même si elle continue la lutte pour le Liban. Ceux qui doivent reprendre le flambeau ne songent qu’à émigrer. La jeune génération est démotivée.»
Celui qui parle ainsi est l’une des figures éminentes du leadership chrétien, héritier d’une longue tradition familiale d’engagement politique pour le Liban, scellé par un...