Actualités - ANALYSE
Après la suspension inattendue du dialogue La population partagée entre le ras-le-bol, la déception, la colère et l’optimisme prudent
Par BAAKLINI Suzanne, le 09 mars 2006 à 00h00
Il y avait comme une atmosphère de gueule de bois hier dans le pays. Certes, le dialogue national qui avait lieu à la place de l’Étoile entre les différents leaders n’a été, officiellement, que temporairement ajourné jusqu’à lundi, mais le coup semble avoir été ressenti durement par la population en général. Dans différents quartiers de la capitale et des banlieues, en passant par le centre-ville, la majorité des personnes interrogées a exprimé son désenchantement, sa déception, souvent son rejet de toute une classe politique. Certaines seulement ont affiché un optimisme prudent, relevant que « les leaders se sont quand même installés à une même table », qu’« il faut attendre lundi » et que « des problèmes de trente ans d’âge ne peuvent être réglés en deux jours ». Mais au-delà des états d’âme, un signe ne trompe pas : la morosité des marchés où, de l’avis général, les affaires vont mal, les magasins sont plutôt vides, les touristes se font rares et les acheteurs locaux restent absents.
Parmi les nombreuses personnes qui ont exprimé un ras-le-bol, une bonne partie ne s’est même pas déclarée franchement déçue. « Je n’étais pas optimiste à la base, cela ne m’a pas étonnée qu’il y ait des dissensions », nous lance une passante à Jal el-Dib. Deux cadres rencontrés à Beyrouth estiment que « le dialogue n’aurait pas pu fonctionner parce qu’il a lieu entre des chefs confessionnels et non des hommes d’État ». « Nous nous sentons abattus, avoue un commerçant à Zalka. Il est vrai que je n’avais pas beaucoup d’espoir en cette initiative, mais je me disais qu’un miracle aurait peut-être lieu. À mon avis, ils reviendront à la table de dialogue, mais sans prendre de décisions définitives. » « Le Liban ne changera jamais, affirme, pessimiste, un client dans un restaurant non loin de là. Ils veulent tous prendre la tête du pays, aucun d’eux n’est disposé à faire des concessions. »
Beaucoup de personnes interrogées ont invoqué les intérêts personnels des hommes politiques et les pressions étrangères qui pèsent sur eux. Sans se faire d’illusions, trois jeunes hommes attablés dans un café au centre-ville déclarent : « Si les hommes politiques ont le feu vert de leurs alliés étrangers, ils concluront un accord entre eux. L’interruption momentanée du dialogue est destinée à leur permettre de poursuivre leurs contacts avec l’étranger. » Ils insistent sur l’espoir en l’avenir et ne tombent pas vraiment d’accord sur les perspectives de changement. « S’il y a un changement à la présidence de la République, je suis sûr que ce sera la clé de tout », dit l’un, contredit par son ami qui n’y croit pas du tout. Quant au troisième, il fait remarquer que « la situation reste nettement mieux que lorsque les Syriens étaient là ».
Pour d’autres, les déceptions accumulées se sont muées en une révolte contre la totalité de la classe politique. « Qu’ils s’entendent entre eux ou pas, qu’est-ce que cela changera pour moi ? » lance un commerçant de la rue Mar Élias. Comme beaucoup d’autres, même ceux qui ne sont pas franchement pessimistes, il souligne que « les hommes politiques privilégient leurs propres intérêts, sans se soucier des affaires intéressant la population ». « Un jour ils s’insultent à la télévision, un autre ils s’embrassent devant les caméras, mais ils font en sorte que le peuple retienne continuellement son souffle », poursuit-il. Même élan de colère chez un étudiant à Achrafieh. « Depuis trente ans, ils ne font que lancer des promesses creuses, alors que ce sont des suceurs de sang, dit-il. Le dialogue, ce n’est qu’une façade pour l’étranger. »
L’optimisme affiché par quelques-uns demeure, d’autre part, assez prudent. « Le dialogue reste une initiative positive, estime un étudiant à Jounieh. Il était normal qu’ils prennent leur temps avant de se mettre d’accord définitivement. » « Quoi qu’il arrive, il y aura une place pour le dialogue désormais, souligne un commerçant à Jal el-Dib. Aucun d’entre eux ne pourra désormais prendre le pays pour son propre fief. » D’un autre côté, les hommes politiques n’ont pas échappé aux critiques acerbes des citoyens. Pour un homme rencontré à Mar Élias, « le dialogue a été tout simplement saboté ». Il ajoute : « Il n’y aura d’accord que lorsque la résolution n° 194 des Nations unies (sur le droit de retour des Palestiniens) sera appliquée. ». Un autre souligne que « les hommes qui ont fait la guerre ne peuvent résoudre les problèmes nés de la guerre ».
« Une croix portée par
150 chefs d’établissement »
Des appels à participer aux manifestations en cas d’échec définitif du dialogue ont été lancés par certaines parties politiques. Qu’en pensent les personnes interrogées ? Beaucoup assurent n’être pas prêtes à répondre à de tels appels, comme pour dire : « On ne m’y prendra plus. » D’autres déclarent que, « si la manifestation a un but précis, comme la démission du président de la République, j’y participerais, mais pas si c’est pour redorer le blason de tel ou tel parti ». Une troisième catégorie, plus rare, annonce sans ambages sa volonté de prendre part à tout mouvement populaire « pour le bien du pays ».
De tous les quartiers de la capitale et des environs, c’est le centre-ville de Beyrouth qui a payé le prix le plus cher du dialogue puisque, depuis l’avènement de celui-ci, le secteur est resté bouclé, et ses nombreux restaurants et boutiques fermés au public durant presque une semaine. Si le dialogue reprend lundi comme prévu, les mêmes mesures sécuritaires seront appliquées. Une tournée effectuée sur le terrain hier, un jour seulement après la réouverture, a permis de déceler une atmosphère de grogne teintée de patriotisme. Invariablement, l’écho perçu auprès des commerçants et des restaurateurs était celui-là : « Si le dialogue donne des fruits, nous serons heureux du sacrifice. Mais s’il échoue, qu’aurions-nous fait ? »
Il ne faut pas oublier que la fermeture durant presque une semaine équivaut à des dépenses considérables pour les investisseurs, dans une période de morosité économique, selon leurs propres termes. Un des propriétaires évoque l’éventualité de « revendiquer des indemnités », sans vraiment y croire. La formule juste est trouvée par un des restaurateurs : « Il y a 100 à 150 personnes qui portent la croix du dialogue. » Il précise en effet que tous les propriétaires d’établissements au centre-ville ont décidé de ne pas arrêter de payer leurs employés, même durant les jours de fermeture. Sur un ton diplomatique mais ferme, il laisse entendre que les autorités ont parfois failli à la bienséance. « Ils auraient pu nous prévenir par lettre du nombre exact de jours de fermeture, mais tout est fait à l’à peu près ici », dit-il. Il pense aussi que certains gestes auraient été bienvenus, notamment de la part de la municipalité « qui aurait pu éviter de nous faire payer la location des terrasses durant les jours de fermeture ». Que pense-t-il de la perspective de fermer ses portes une fois de plus lundi ? « Il faut dire que s’ils ne reprennent pas les réunions, cela voudra dire que c’en est fini pour nous tous, répond-il. Je préfère qu’une solution soit trouvée une fois pour toutes. »
Suzanne BAAKLINI
Il y avait comme une atmosphère de gueule de bois hier dans le pays. Certes, le dialogue national qui avait lieu à la place de l’Étoile entre les différents leaders n’a été, officiellement, que temporairement ajourné jusqu’à lundi, mais le coup semble avoir été ressenti durement par la population en général. Dans différents quartiers de la capitale et des banlieues, en passant par le centre-ville, la majorité des personnes interrogées a exprimé son désenchantement, sa déception, souvent son rejet de toute une classe politique. Certaines seulement ont affiché un optimisme prudent, relevant que « les leaders se sont quand même installés à une même table », qu’« il faut attendre lundi » et que « des problèmes de trente ans d’âge ne peuvent être réglés en deux jours ». Mais au-delà des états...