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Les émeutes du 5 février encore trop présentes dans l’esprit des habitants du quartier chrétien Échaudée par le dimanche noir, Achrafieh a participé, mais avec réserve
Par EL HAGE Anne Marie, le 15 février 2006 à 00h00
Achrafieh vibrait hier au rythme des délégations qui la traversaient de part en part en direction du centre-ville de Beyrouth. Des délégations joyeuses qui affluaient du Kesrouan et du Nord, mais aussi du Metn, de Sin el-Fil et de Aïn el-Remmaneh, brandissant par milliers emblèmes des Forces libanaises et drapeaux libanais. Tiraillés entre la volonté de prendre part à la journée d’allégeance à Rafic Hariri et le désir de protester contre les émeutes qui ont touché leur quartier, il y a une dizaine de jours, les habitants d’Achrafieh ont participé, avec une certaine réserve, à la manifestation. Pas de déplacement en famille au grand complet, ni de mobilisation massive de la part des habitants du quartier chrétien. C’est par petits groupes arborant les couleurs rouge et blanche que ces derniers ont rejoint la place de la Liberté, au nom de l’unité nationale, mais surtout en mémoire du sang versé par Rafic Hariri pour le Liban. Ils ne pouvaient s’empêcher, cependant, de remarquer l’important dispositif de sécurité déployé pour l’occasion, qui contrastait avec les faibles moyens mis en place pour la fameuse journée du 5 février.
À 9h du matin, Achrafieh dort encore, tel un jour de fête. Les rues sont quasiment désertes. Les commerces sont fermés. Seuls les boulangers, préparant les « manakich » par centaines, s’attendent à une journée fructueuse. Les fleuristes, eux aussi, ouvrent leurs portes, espérant un minimum d’affluence en ce jour de la Saint-Valentin. On livre déjà quelques plantes, discrètement.
Place Sassine, le dispositif sécuritaire est imposant. L’armée libanaise, assistée d’une cohorte d’éléments en civil, a carrément pris d’assaut cette place habituellement squattée par la jeunesse, déployant de nombreux chars et jeeps. Mais à part les soldats, pas âme qui vive.
Rue Zahret el-Ihsan, quelques centaines de mètres plus bas, devant l’immeuble où a été tué Samir Kassir, quelques dizaines de personnes sont déjà postées, attendant de se regrouper en délégation pour grossir les rangs de la manifestation. Progressivement, les partisans de la Gauche démocratique et les proches du journaliste assassiné le 2 juin dernier arrivent, portant les couleurs de leur parti. On déploie les photos des martyrs Samir Kassir et Georges Haoui, mais aussi les pancartes dénonçant les actes des quatre officiers actuellement derrière les barreaux. On sort également une photo du président Émile Lahoud, affublée d’un tonitruant « Casse-toi » en trois langues. Des familles arrivent, au grand complet. Femmes voilées et jeunes filles en jeans attendent, ensemble, le moment de se diriger vers le centre-ville. Quelques bouquets de roses accompagnent les portraits du défunt Rafic Hariri… Mais Achrafieh n’est pas pressée de se réveiller.
Des armes saisies
Il est 10h, avenue Charles Hélou, le quartier de La Sagesse grouille déjà de monde. Les manifestants affluent par grappes de la région du Fleuve, mais aussi de l’avenue Béchir Gemayel, en provenance de l’Hôtel-Dieu. Les bus, vans, camionnettes et autres moyens de transport mobilisés pour l’occasion déversent des villages entiers de manifestants venus témoigner leur allégeance au martyr Rafic Hariri. On arrive de Chnanïr, de Selaata ou de Zghorta. On arrive aussi d’ailleurs. Les partisans des Forces libanaises sont présents en force, portant au cou, bien en valeur, la croix des FL, ou les drapeaux partisans. Les slogans fusent, ponctués de klaxons et de cornes. Les banderoles sont déployées. « Nous sommes libanais pour le Liban, non pas pour la Syrie ou l’Iran », dit une banderole signée des FL. « Tant pis pour les aounistes qui ont décidé de ne pas venir », lance un groupe d’étudiants FL de Chnanïr. L’ambiance est joyeuse et bon enfant. Oubliée la tristesse du 14 février de l’année passée. Oublié également le stress du 14 mars dernier. La foule se presse vers Tabaris. Mais elle est freinée dans son élan par l’armée qui filtre les manifestants et opère une fouille systématique. Les gardes du corps accompagnant le ministre Joe Sarkis, présents avec leurs armes, sont interceptés, mais aussitôt relâchés après vérification de leur permis de port d’armes. Quelques individus armés de revolvers sont eux aussi arrêtés. Ne seront relâchés que ceux munis d’un permis de port d’armes. Quant aux armes, elles sont confisquées. Alors que quelques manifestants vêtus de tenues de miliciens ou arborant des habits couleur kaki sont carrément refoulés.
Manque de conviction
Il est 11 heures. Les délégations n’en finissent pas d’affluer vers la place Tabaris, venant de différentes régions du Liban. Achrafieh est finalement sortie de sa torpeur et les habitants descendent par petits groupes vers le centre-ville. Point de précipitation massive ni d’empressement. Mais point d’abstention massive, non plus. On participe à la manifestation par conviction. On reste chez soi par manque de conviction aussi. Une dame âgée accompagnée de sa fille s’arrête sur le bord de la route. « Je ne peux aller plus loin, je suis trop fatiguée, dit-elle à regret. Je viens de Sioufi. Je suis là pour le Liban, même si nous avons eu très peur lors des émeutes qui ont touché Achrafieh. »
Plus loin, une habitante d’Achrafieh rejoint ses proches. Tout en espérant qu’il n’y aura pas de grabuge, elle confie que certains de ses amis d’Achrafieh sont restés chez eux. « Ils estiment qu’ils ont été lésés le jour des émeutes et que rien n’a été fait pour les protéger ce jour-là. Ils regrettent aussi que la vérité n’ait pas été faite. Je trouve qu’ils ont tort et que les émeutes doivent nous pousser à réagir. Hariri a donné sa vie pour libérer le pays. Il mérite bien qu’on lui rende hommage. Et puis, nous avons encore du pain sur la planche. »
Un médecin se dirige vers la manifestation. « Les habitants d’Achrafieh ont peur de la récupération par les partis politiques. Ils sont déçus et ne sont pas convaincus de la nécessité de manifester aujourd’hui. Moi, je participe à la manifestation par conviction personnelle et malgré mes sympathies pour le général Aoun », dit-il.
Une ruelle plus loin, deux jeunes femmes d’Achrafieh remontent de la place Tabaris, affirmant, elles, que leur entourage et leurs voisins sont tous présents, place de la Liberté.
La marée humaine qui a déferlé hier, place de la Liberté, est un signe évident de la réponse positive des Libanais à l’appel des forces du 14 mars. Mais il n’en reste pas moins que nombre d’habitants du quartier chrétien d’Achrafieh ne se sont pas sentis concernés hier, à l’instar des aounistes. Tiraillés entre déception et manque de conviction, ils sont persuadés que le langage de la rue est désormais révolu, depuis le 14 mars et le retrait syrien du pays. Ils regrettent surtout que la sécurité de leur quartier n’ait pas pesé dans la balance, le fameux 5 février 2006.
Anne-Marie EL-HAGE
Achrafieh vibrait hier au rythme des délégations qui la traversaient de part en part en direction du centre-ville de Beyrouth. Des délégations joyeuses qui affluaient du Kesrouan et du Nord, mais aussi du Metn, de Sin el-Fil et de Aïn el-Remmaneh, brandissant par milliers emblèmes des Forces libanaises et drapeaux libanais. Tiraillés entre la volonté de prendre part à la journée...
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