De Philippe Gelie
Entièrement composée de volontaires, l’armée américaine mobilise la réserve et la garde nationale sur un rythme sans précédent. Le convoi pénètre à faible allure dans le village, aussitôt accueilli par des rafales d’armes légères. Les tourelles des Hummer ripostent sur les étals du marché d’où proviennent les tirs. Les rues s’emplissent de cris apeurés et d’incantations en arabe. Au bout de l’artère principale, une voiture bloque la sortie. Quand la colonne tente un demi-tour, plusieurs engins piégés explosent sur le bas-côté. Dans la confusion et la fumée, les soldats américains finissent par s’échapper du piège. Bilan officiel : un soldat et deux civils blessés.
Ce n’est pas l’Irak, mais cela cherche à y ressembler. Sur la base de Fort Dix, entre New York et Philadelphie, 20 000 ha de champs de manœuvres qui ont vu défiler plus d’un million de conscrits vers l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, on s’adapte aux réalités militaires du jour. Le faux village vietcong qui avait été construit pendant la guerre du Vietnam a laissé la place à un faux village irakien : des containers de chantiers disposés le long de quatre allées sablonneuses dans une clairière au milieu des pins. Des panneaux de bois donnent aux façades une touche de couleur locale, comme les dômes de la mosquée et de la mairie. « La commune de Balad vous souhaite la bienvenue », peut-on lire en arabe à l’entrée du hameau. Pas grand-chose à voir avec la vraie ville de Balad, sur la route de Samarra au nord de Bagdad. Mais un graffiti sur un mur témoigne d’un effort de réalisme : « US go home. » C’est là que s’entraînent les troupes de la réserve et de la garde nationale mobilisées pour la « guerre contre le terrorisme ». Une « armée de citoyens » dont près de 128 000 sont en service actif (en général pour dix-huit mois), sur un réservoir potentiel de 1 700 000 hommes et femmes.
Avant les attentats du 11 septembre 2001, ces « soldats du dimanche » étaient tenus de sacrifier un week-end par mois de leur vie civile et deux semaines par an gentiment surnommées les « Summer Camps ». Jusqu’à la fin de la guerre du Vietnam et l’abandon de la conscription (en 1973), c’était le meilleur moyen de ne pas partir au front, la garde et la réserve étant utilisées en moyenne une fois tous les dix ans. Aujourd’hui, elles fournissent pratiquement la moitié des effectifs déployés en Irak et en Afghanistan. Une métamorphose qui pèse sur le recrutement, inférieur de 15 % aux objectifs du Pentagone en 2005. Dans le faux village de Balad, au milieu des fumées des faux attentats, l’entraînement a déjà le goût âcre de la guerre. « Je suis conscient que dans la réalité, un tel guet-apens serait dévastateur pour toute l’unité », commente le sergent Jason « Moose » King, 35 ans, de la garde nationale d’Arkansas. La simulation mettait en scène vingt soldats et trente Irakiens, enrôlés par le biais d’un contractant privé. « Je fais ça pour que les Américains soient mieux préparés et que nos familles en Irak ne soient pas victimes de bavures », se justifie l’un d’eux, camouflé sous son keffieh. Le programme est intitulé : « Immersion dans le théâtre d’opérations ». Il comprend un séjour de deux à quatre mois dans un campement de toile en pleine forêt, qui reproduit l’environnement « stressant, complexe et incertain » de l’Irak, le froid en plus. Même le chant du muezzin résonne cinq fois par jour dans les haut-parleurs de la base. « On se prépare comme on se bat, souligne le sergent-major Louis Tinsley, qui a passé un an à Ramadi. L’important est que les bons réflexes inculqués ici sauvent des vies là-bas. » Dans la troupe, on affiche une assurance insolente, étrangement déconnectée des images du conflit relayées par les médias américains. « Je n’ai pas vraiment peur, j’ai confiance dans mon entraînement et dans mes chefs », dit le sergent « Moose ». « Les choses ne vont pas aussi mal que le prétend la télé, on ne nous montre pas tout ce qu’il y a de positif, veut croire le soldat Benjamin Wallace, 21 ans. Je ne prête pas attention aux nouvelles, même sur l’Irak, explique le première classe Eric Willett, 22 ans, qui a déjà passé un an à Bagdad et s’est porté volontaire pour un second tour. Je pense que cette guerre est juste et qu’on fait la différence. » Mais quand on l’interroge sur sa motivation personnelle, il répond : « J’y vais pour être avec mes amis. »
L’ancrage local, qui fait la particularité de la garde nationale (rattachée aux États), a un impact sur la physionomie de cette armée : dans le civil, ce sont des voisins, des copains d’école, des collègues. Ils s’entraînent ensemble pendant des années, se serrent les coudes, s’encouragent. À côté du jeune Wallace, le sergent-chef John Tkachuk, 39 ans, projette une figure paternelle qui rassure. « Je n’étais pas obligé d’y aller, c’est moi qui ai voulu rempiler », souligne ce mécanicien père de deux adolescentes. À court de volontaires l’an dernier, le Pentagone a rehaussé l’âge limite de 39 à 42 ans et augmenté les primes, si bien que l’Irak est devenu plus rentable que leur emploi civil pour 72 % des recrues.
Ces incitations ont renversé la tendance des enrôlements : sur les trois derniers mois de 2005, la garde nationale a dépassé ses objectifs. Autre conséquence : entièrement composée de volontaires, l’US Army n’a plus de problèmes de motivation.
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