Par Michel Rocard*
La Turquie est aujourd’hui, enfin, en train de négocier avec la Commission européenne les termes de son éventuelle adhésion à l’Union européenne. Reste à savoir si « éventuelle » deviendra « certaine ». En effet, achever les négociations risque de s’avérer aussi difficile que de prendre la décision de les entamer.
Souvenez-vous que la Turquie a soumis sa candidature pour la première fois en 1959, et que depuis 1963 la Communauté économique européenne, ancêtre de l’UE actuelle, a répondu au moyen d’une tactique visant à gagner du temps : en demandant un accord douanier. En même temps, n’ayant jamais essuyé un refus frontal et après avoir reçu une série d’encouragements laissant penser que l’adhésion serait un jour possible, les espoirs de la Turquie de se voir un jour intégrer à l’Europe sont devenus de plus en plus concrets.
Mais les Européens ordinaires se sont mis à regarder des cartes, et la géographie qu’ils y ont vue est incontournable : 95 % du territoire de la Turquie et 80 % de sa population se trouvent en Asie. Par conséquent, le débat aussi animé que virulent – en Turquie, mais bien plus marqué dans l’UE – pour savoir si la Turquie appartient vraiment à l’Europe s’est poursuivi, malgré le début des négociations.
Naturellement, la question de l’identité européenne de la Turquie ne peut se satisfaire de réponses basées sur des leçons de géographie. Au moins la moitié du théâtre et de la philosophie grecs a été produite en Asie mineure. Les premiers voyages d’évangélisation de saint Pierre et de saint Paul ont eu lieu en Turquie. Plus tard, la Turquie ottomane a été considérée pendant des siècles comme faisant partie du « concert de l’Europe », prouvant à quel point elle était indispensable pour définir et assurer l’équilibre stratégique parmi les grandes puissances du continent européen.
Pourtant, cette preuve historique ne suffit pas à rassembler un sentiment européen autour de l’adhésion de la Turquie à l’UE. Au contraire, « la question turque » sera résolue sur la base des préoccupations politiques actuelles et des inquiétudes pour l’avenir. Il est heureux que ce choix n’ait pas été fait de façon prématurée ou péremptoire : le processus qui mènera à la décision finale n’a pu commencer qu’avec l’ouverture des négociations.
Les négociations d’adhésion ne peuvent être que longues et ardues, ne serait-ce que parce qu’adopter l’acquis communautaire (le corps des lois de l’UE) demande que la Turquie intègre environ 10 000 pages de textes dans sa législation. Quoi qu’il en soit, tout ceci semble aujourd’hui avoir une sérieuse chance de se réaliser.
Et pourtant, la Turquie effraie nombre d’Européens. Avec 67 millions d’habitants à l’heure actuelle, et une population qui atteindra 80 millions dans 20 ans et 100 millions en 2050, la Turquie est vouée à devenir la nation européenne la plus peuplée. Et c’est aussi un pays musulman très pauvre.
Il se trouve que très peu de pays en Europe, l’Allemagne et l’Autriche principalement, ont accueilli des flux importants d’immigrants turcs. Mais il s’agissait en majorité de paysans pauvres d’Anatolie, dont l’intégration s’est avérée difficile. En revanche, la vaste communauté intellectuelle laïque turque, dont le contexte culturel est européen, et dans laquelle l’État turc recrute la plupart de ses cadres, est restée à Istanbul et Ankara.
L’Europe est donc effrayée par la perspective de l’arrivée de nouveaux Turcs pour qui il est presque impossible de s’intégrer. Aujourd’hui, ce style d’immigration s’est pratiquement arrêté, grâce à la croissance économique rapide (la plus rapide d’Europe, d’ailleurs) de ces dernières années, qui absorbe la main-d’œuvre nationale disponible et a donc endigué le flux des émigrants. Mais la peur que l’adhésion à l’Europe ne fasse déferler une nouvelle marée humaine persiste.
Les craintes économiques ne sont pas les seuls sujets de préoccupation des citoyens de l’UE. La Turquie a été le théâtre d’exceptionnelles violences au XXe siècle : sa participation à la Seconde Guerre mondiale a attisé la haine et provoqué d’immenses massacres, et le génocide des Arméniens a été le dernier épouvantable spasme de la chute brutale de l’Empire ottoman.
En outre, alors que Kemal Atatürk a restauré la fierté nationale turque en créant une République turque laïque, son héritage est mitigé car il comprend à la fois la forte attirance que la Turquie éprouve pour l’Occident et une militarisation de la vie publique. Cette dernière explique en grande partie l’attitude répressive envers la liberté d’expression et les opinions indépendantes qui caractérise presque toute la vie publique turque – une camisole de force qui n’a laissé que peu de place aux vraies négociations avec les turbulents Kurdes de Turquie ou à la résolution de la division de Chypre.
Mais les aspirations européennes de la Turquie signifient qu’elle est aujourd’hui obligée de démilitariser sa démocratie et de trouver des accords négociés et pacifiques avec tous ses voisins et futurs partenaires – Arméniens, Kurdes et Chypriotes. Ainsi, si l’Europe parvient à vaincre ses craintes et ses hésitations et à s’ouvrir à un État musulman puissant, elle consolidera la paix dans l’une des régions les plus dangereuses du monde.
En intégrant la Turquie, l’Europe prouverait qu’elle n’est pas un club chrétien, que le « choc des civilisations » imaginé n’est pas forcément fatal, et que le projet européen, né d’un désir de réconciliation et de la nécessité de favoriser le développement, peut étendre ses bénéfices bien au-delà de la moitié occidentale de l’Europe. En s’ouvrant à la Turquie, l’UE jouerait enfin son juste rôle en affrontant les défis politiques les plus intimidants de notre époque.
*Michel Rocard, ancien Premier ministre et ancien premier secrétaire du Parti socialiste français, est député européen.
© Project Syndicate, 2005. Traduit de l’anglais par Bérengère Viennot.
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