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Actualités - interview

Interview - Le directeur des programmes de l’ICTJ explique l’importance de la « justice transitionnelle » pour le Liban Paul Van Zyl appelle à reconsidérer la guerre à travers les yeux de ses victimes

Si la justice telle que nous la connaissons intervient essentiellement entre les hommes ou bien entre leurs institutions, la justice transitionnelle œuvre dans une dimension tout à fait différente, et s’intéresse à des rapports autrement plus ambigus : elle se propose en effet de traiter la relation entre les sociétés traumatisées et leur passé traumatisant, et de gérer, comme son nom l’indique, une transition saine vers un meilleur avenir. De l’Afrique du Sud au Maroc, en passant par l’Argentine et le Liban, dont l’actualité est désormais marquée par la découverte chaque matin d’un nouveau charnier, les peuples se sont à peine débarrassés de leurs dictatures et de leurs guerres pour se retrouver écrasés à nouveau, mais cette fois sous le poids d’une histoire parsemée de massacres, de torture et de répression. Autant de blessures qui se transforment rapidement, la plupart des expériences le montrent, en de fertiles sillons pour de nouveaux conflits : le passé, loin de s’enterrer silencieusement dans ce qu’il est supposé être et rester, revient ainsi façonner l’avenir à son image, dans un déni total des victimes qui continuent à se multiplier vertigineusement et, finit-on par croire, indéfiniment. C’est à ces sociétés aux prises avec elles-mêmes que s’intéresse le Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ), organisation concernée par les droits de l’homme, basée à New York et active dans plus de douze pays à travers le globe. « Faire face » à une histoire tourmentée « Nous essayons d’assurer à ces peuples des conseils pour qu’ils puissent mieux confronter leur passé de violation des droits de l’homme », explique à L’Orient-Le Jour le directeur des programmes au sein de l’ICTJ, Paul Van Zyl, présent depuis quelques jours à Bey-routh pour participer à un colloque portant sur la justice transitionnelle. Évoquant une série de pays qui ont vécu des expériences atroces en matière de conflits et de répression, et qui essayent aujourd’hui de s’en remettre, M. Van Zyl, qui a lui-même été membre de la commission Vérité et Réconciliation créée en 1993 en Afrique du Sud pour aider le pays à sortir du ténébreux tunnel de l’apartheid, expose les principaux moyens d’action du centre, qui fournit à ces pays des « réponses » à la fois juridictionnelles et non juridictionnelles. « Il faut d’abord savoir que nous ne prenons pas les décisions à la place des peuples concernés, mais les aidons à prendre les meilleures », dit-il, avant de poursuivre : « Nous œuvrons essentiellement à travers les voies suivantes : juger individuellement les responsables ; accorder des réparations aux victimes de la violence ; établir des initiatives de recherche de la vérité sur les abus du passé ; mettre sur pied une véritable réconciliation ; réformer des institutions telles que la police et la justice et, enfin, œuvrer pour que les responsables de violations des droits de l’homme quittent le pouvoir.» Commentant un éventuel manque d’intérêt des sociétés émergentes, qui plient souvent sous d’énormes problèmes économiques, pour un si long et épuisant processus, Van Zyl déclare : « Très peu de sociétés peuvent se payer le luxe d’ignorer leur passé. Il suffit de voir le cas des Libanais aujourd’hui qui ne parlent que des charniers récemment découverts. On ne peut pas demander à un peuple de vivre dignement tout en l’exhortant à oublier son passé : un tel oubli est porteur de colère et de frustration futures. Le Liban n’échappe pas à cette règle. » Confronter le passé avant qu’il ne se réveille Et c’est à ce moment qu’il énonce ce qui peut constituer la règle fondamentale de tout processus de justice transitionnelle : « Il a souvent été prouvé que si le passé est laissé tel quel, dans toutes ses blessures et ses atrocités, il ressurgira toujours à un moment ou à un autre pour semer à nouveau la destruction. Le Liban n’a pas vraiment le choix aujourd’hui entre confronter son passé ou ne pas le faire. La véritable alternative est la suivante : voulez-vous laisser le passé choisir lui-même le terrain de confrontation, ce qui aura des conséquences désastreuses, ou bien choisirez-vous de croiser le fer avec lui de la manière que vous trouverez la plus adéquate ? Voilà la question à laquelle il faudra répondre. » « Or la société libanaise est déjà face à son passé. Les parents des disparus veulent savoir ce que sont devenus leurs bien-aimés. Les Libanais veulent savoir qui est à l’origine de ces charniers dont on parle à la une des journaux. Tout cela étant bien entendu rendu possible par le retrait des armées israélienne et syrienne », affirme-t-il, avant de mettre en garde contre la politisation ou l’instrumentalisation éventuelles de ces questions sensibles, qui nous pousseraient à médiatiser sélectivement, par exemple, la découverte de certains charniers, tout en faisant l’obscurité sur d’autres, ailleurs sur le territoire libanais. L’après-Taëf, ou « la paix artificielle » Mais le Liban n’a-t-il pas déjà pris la décision de tout oublier lorsqu’il a voté la loi d’amnistie de 1991 ? « La période de paix et d’amnésie de l’après-guerre a été artificielle, du fait de l’écrasante présence syrienne dans le pays. De même, Taëf a été un accord entre leaders. Il est temps de donner une chance aux victimes pour qu’elles puissent s’exprimer sur tout ce qui s’est passé. Au Chili, il y a également eu une amnistie après Pinochet, ce qui n’a pas empêché plus tard la justice de reprendre son cours. Il est nécessaire de traiter avec le passé, pour qu’il n’y ait pas retour aux problèmes », explique-t-il, se montrant ainsi compréhensif concernant l’impossibilité de mettre en œuvre immédiatement certains préceptes de la justice transitionnelle, comme la poursuite des responsables. Puis, soulignant l’importance de la création de « liens » entre les victimes des différentes communautés, il estime que la multiplicité des « histoires » libanaises ne pose absolument pas problème, « puisqu’aucun peuple au monde n’a un seul et même passé ». Par contre, M. Van Zyl précise que le véritable danger réside dans deux attitudes que pourrait adopter le Liban : « Nier le passé, ou bien le justifier. » Et c’est en dénonçant ces deux dérives, au confort desquelles les Libanais se sont souvent laissé aller, que Van Zyl appelle à redonner à tout ce qui s’est passé au Liban depuis trente ans sa dimension humaine, la seule qui permette de prendre conscience de l’existence des victimes. « C’est lorsqu’on ôte aux événements leur caractère humain que l’on commence à accepter la torture ou les massacres. Il faut raconter les choses telles qu’elles se sont passées au niveau des victimes, et non des commandements militaires ou politiques », ajoute-t-il. Parce que c’est effectivement là que semble résider la condition sine qua non de tout processus d’assainissement du passé, et donc du présent et du futur : introduire dans l’équation libanaise l’élément victime qui a longtemps été éclipsé au profit d’autres considérations qui ignorent l’humain. Et surtout laisser ces victimes écrire elles-mêmes, unies dans leur malheur, l’histoire des quinze années de guerre et des quinze années de « paix », jour par jour, nuit par nuit, balle par balle, massacre par massacre, injustice par injustice, loin des considérations grandioses des uns et des autres qui n’auront servi en fin de compte qu’à justifier ou expliquer les crimes commis. Samer GHAMROUN
Si la justice telle que nous la connaissons intervient essentiellement entre les hommes ou bien entre leurs institutions, la justice transitionnelle œuvre dans une dimension tout à fait différente, et s’intéresse à des rapports autrement plus ambigus : elle se propose en effet de traiter la relation entre les sociétés traumatisées et leur passé traumatisant, et de gérer, comme son nom...