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Actualités - OPINION

Liban/Syrie : une alliance objective franco-américaine ?

Par Joe BAHOUT* L’article qui suit s’intègre dans un programme de recherche conjoint IFRI (Institut français des relations internationales, à Paris) et EuroMeSCo (Euromediterranean Security and Cooperation, à Lisbonne) portant sur les relations franco-américaines concernant le Moyen-Orient. 1. Français et Américains, de la rupture à la coopération La divergence des positions franco-américaine à propos de la guerre d’Irak a provoqué un divorce tumultueux entre les deux partenaires transatlantiques. Il faudra plusieurs mois pour que la fracture commence à se résorber, et l’on peut dire que le lit où la réconciliation du couple franco-américain se fera est le Liban, avec pour fruit la gestation et la production de la résolution1559. C’est d’ailleurs cette résolution qui, dans le propos qui va suivre, va servir de base à l’analyse du fonctionnement du couple franco-américain et de ses divergences, tant à propos du seul dossier libanais que du dossier plus largement proche-oriental. Les premiers moments de la fracture irakienne vont céder la place à un besoin réciproque de réconciliation. Pour les États-Unis, il est indispensable de reconstruire un consensus transatlantique autour de la reconstruction politique de l’Irak, et d’y amener les Européens. Le dossier libanais – qui n’est pas jusque-là central dans la politique américaine – est un bon moyen de réconciliation, dans la mesure où il sert de plate-forme à des positions de principes très similaires entre Américains et Français. Il ne sera toutefois mis au centre de la politique américaine qu’au lendemain de l’assassinat de Hariri, largement pour des raisons de «marketing politique», l’Administration Bush sentant le besoin pressant d’une «success story» dans la région, son image étant largement entamée par le bourbier irakien et par la stagnation sur le dossier israélo-palestinien. Pour la France, il s’agit d’une occasion de tenter un retour au centre du jeu moyen-oriental après son refus de l’intervention américaine contre l’Irak exprimée bruyamment par sa position défendue au Conseil de sécurité. Pour de multiples raisons, le dossier libanais est un dossier à forte valeur ajoutée pour la France. En effet, selon la vision française – exacte à mon sens – la réaffirmation de la position française au Moyen-Orient ne peut se faire qu’à partir du verrou syro-libanais, là où la France dispose d’un dispositif conséquent d’atouts et de leviers, bien plus sans doute qu’à partir du verrou palestinien où la présence française, et aussi européenne, est plus financière que politique. Il y a donc indubitablement désir réciproque de rapprochement, mais des divergences se font rapidement jour sur l’objet même de ce rapprochement, ou du moins sur son importance. Avant la crise de l’été 2004, moment où se construit ce qui deviendra un «dossier libanais», les préoccupations françaises et américaines sont inégales. 2. Les objectifs des Américains Pour les États-Unis, le problème syrien était d’abord et avant tout perçu comme un appendice lancinant ayant des retombées néfastes sur le dossier irakien et sur le dossier israélo-palestinien. C’est pour dégager des marges américaines sur ces deux questions qu’il s’agit de faire pression sur la Syrie. 1 – Il y a une nécessité pour les États-Unis, dans la foulée de la chute de Bagdad, de cautériser la frontière syro-irakienne et d’arrêter le flot d’insurgés qui, selon Washington, pénètrent en Irak à partir de la Syrie. 2 – Les États-Unis veulent également influer sur la position diplomatique de la Syrie de Bachar el-Assad afin qu’il se rallie à la politique américaine et cesse d’être un des chefs de file de l’opposition à la politique américaine en Irak. 3 – Il faut aussi s’efforcer d’amener la Syrie à une plus grande souplesse vis-à-vis de la question israélo-palestinienne, c’est-à-dire essayer d’éradiquer le lien organique et opérationnel qui existe, toujours selon Washington, entre Damas et les composantes de la résistance palestinienne -essentiellement le Djihad et le Hamas - qui sont aussi liés avec le Hezbollah sous la protection de Damas. S’ajoute à tous ces éléments le fait que cette vision américaine de la situation au Levant s’inscrit dans le cadre plus large de la politique américaine dans la région, c’est-à-dire, pour employer les termes de la diplomatie US, du grand projet de remodelage, et celui de la démocratisation dont le régime syrien est l’un des destinataires principaux. 3. La vision française La vision française est, quant à elle, bien plus limitée dans son étendue géopolitique et bien plus circonscrite dans ses attendus. Les dirigeants français ne partagent pas la vision américaine de l’embourbement américain en Irak ; ils considèrent que le fiasco irakien était inscrit dans les gènes dès le début de l’intervention, et que le rôle des voisins arabes de l’Irak n’a pas une influence décisive sur la résistance irakienne à l’occupation. La pression sur la Syrie en relation avec l’affaire irakienne n’est donc pas au premier rang des préoccupations françaises. Sur la question israélo-palestinienne, Paris distribue les torts de façon égale entre les deux protagonistes, voire est portée à blâmer Washington pour son manque de fermeté vis-à-vis d’Israël, à la base du blocage de la relance des négociations. Plus encore, l’orthodoxie diplomatique française continue de considérer que c’est le dossier israélo-palestinien qui prime tout autre question au Moyen-Orient et que toutes les solutions en découlent. Pour ce faire, la diplomatie française s’efforce d’exister à nouveau au Moyen-Orient par la porte syro-libanaise. Pour pertinente qu’elle soit, il ne serait pas anecdotique de dire que cette approche française renvoie toutefois à une dimension très personnelle ; celle de l’histoire d’une relation d’amour-haine entre Chirac et la Syrie de Bachar el-Assad, nourrie par une amitié ancienne et solide entre le président français et le Premier ministre libanais Rafik Hariri dont le sauvetage tourne à la préoccupation obsessionnelle à l’Élysée à partir du tournant de l’année 2000. Sur les conseils actifs et incessants de Hariri, Chirac s’est fait le parrain international de Bachar el-Assad dès avant son intronisation comme successeur en Syrie. En exprimant une sorte de sympathie à l’égard de la Syrie, Chirac cherche à rétablir l’équilibre entre le Liban et la Syrie, ce qui lui permet, pense-t-il, d’essayer de regagner des marges de souveraineté libanaise au profit du projet Hariri. En échange, la France offrait au régime de Bachar el-Assad une sorte d’immunité face à la vindicte américaine exprimée après 2000. Plusieurs incidents entre Damas et Paris érodent progressivement cette architecture diplomatique. La Syrie bloque activement les réformes promises par Hariri en contrepartie de l’aide financière internationale incitée par la France ; les promesses concernant des contrats pour les entreprises françaises notamment dans le secteur de la téléphonie mobile syrienne sont trahies par Damas ; tout cela ne contribue pas à solidifier la confiance entre Chirac et Assad, mais il est incontestable que l’édifice s’écroule quand Assad décide, en septembre 2004, contre la volonté de la France, des États-Unis et de la communauté internationale, de reconduire le président Lahoud, l’ennemi juré de Hariri. 4. La résolution 1559 Mais au-delà de ces questions personnelles, il nous faut analyser les raisons structurelles qui ont été à l’origine du rapprochement franco-américain ainsi que les termes de ce rapprochement. Pour s’interroger sur ce que veulent la France et les États-Unis dans l’espace syro-libanais et pour comprendre la convergence franco-américaine mais aussi le début des divergences, il semble qu’un excellent analyseur soit fourni par l’auscultation de la résolution 1559. Très curieusement, la résolution 1559 ne concerne pas seulement la souveraineté libanaise comprise dans son sens strict. C’est-à-dire qu’elle ne se contente pas de réclamer le retrait des forces syriennes et le respect par Damas de la vie politique et constitutionnelles libanaise, mais dépasse ce cadre pour déborder vers des questions aux prolongements éminemment régionaux. L’hypothèse faite ici est que c’est précisément cet élargissement des objectifs qui explique sans doute le rapprochement franco-américain, mais qui contient aussi en germes les raisons potentielles du rééloignement entre les deux acteurs français et américain. La résolution 1559 comporte en effet 4 clauses : 1re clause Elle est mort-née car elle appelle la Syrie et le Liban à respecter la vie politique et parlementaire libanaise, à respecter les échéances constitutionnelles et donc condamne, implicitement, la veille même de son occurrence, la prorogation par le Parlement libanais sous pression syrienne du mandat du président Lahoud. Cette clause, avortée le lendemain même de son «inception», peut fort bien revenir sur le devant de la scène dans les prochaines semaines. Il est en effet possible qu’elle soit invoquée pour destituer le président Lahoud à l’issue de l’investigation de la commission Mehlis d’enquête sur l’assassinat de Rafik Hariri. C’est une clause qui reflète très largement la volonté et les préoccupations françaises les plus urgentes. 2e clause Elle appelle au retrait immédiat des forces syriennes du Liban, perçues comme des forces d’occupation mais aussi comme l’auxiliaire de la politique de tutelle politique de Damas sur le Liban. Une tutelle qui venait de s’exprimer de façon intempestive et néfaste en prorogeant le mandat présidentiel de Lahoud par le biais de pressions physiques ouvertes exercées par les services de sécurité de Damas au Liban. Il s’agit de bien se rendre compte que cette clause constitue un retournement assez radical dans la position occidentale concernant la présence syrienne au Liban. Il faut se rappeler que, trois ans avant la résolution 1559, Chirac avait prononcé un discours retentissant au Parlement libanais dans lequel il avait alors déclaré que le redéploiement des forces syriennes se fera lorsque la solution globale au conflit du Proche-Orient sera réalisée. La vision élyséenne avait donc alors clairement lié la question de la présence syrienne au Liban au conflit israélo-arabe et non aux considérations de la seule souveraineté libanaise. Cette vision rejoignait et se conformait à l’accord implicite et tacite entre Washington et Damas donnant à la Syrie droit de gestion de la scène libanaise depuis les accords de Taëf. Cette deuxième clause, dans la mesure où elle touche à l’un des piliers de la politique régionale de la Syrie, touche à l’avenir même du régime syrien. Or, à ce niveau aussi, se profile une grande divergence franco-américaine : La position des États-Unis consiste en la recherche d’un équilibre entre les deux pôles constitués par un «behaviour change» et par un «regime change» en Syrie. Mais dans la perspective washingtonienne, on est souvent plus proche d’un changement de régime en Syrie par un effet mécanique qui commencerait éventuellement par un changement progressif de politique. Cette posture américaine se situe entièrement dans le cadre du grand projet américain et découle de la volonté de «démocratiser la région». La position française sur cette question semble elle bien plus «archaïque», bien plus respectueuse des pré-requis du statu quo, dans la ligne de la rhétorique de Paris lors de la guerre d’Irak : elle exige le respect de la souveraineté des États, se tient à une prudence vis-à-vis des changements et des impositions brutales, et se méfie d’un agenda américain masqué visant à induire le fédéralisme dans la région, ce qu’exprime la crainte de voir la Syrie imploser à son tour sur des lignes communautaires. Cette divergence n’est aujourd’hui plus entre les mains des seuls acteurs eux-mêmes. En effet, la résolution 1559 a donné naissance à la résolution 1595, qui commandite l’enquête internationale à la suite du meurtre de Hariri. À partir du moment où cette commission d’enquête internationale a été lancée et où elle enquête en Syrie même, elle risque d’incriminer des personnalités politiques syriennes en s’approchant très près du clan de Bachar el-Assad. Il serait donc très compliqué dès lors de décider d’arrêter le «behaviour change» en cours de route, sans verser dans le «regime change». Là aussi, il semblerait que la position française est celle de la jonction en cours de route avec un processus voulu et acté par Washington, à partir du moment où l’on a plus le choix que de suivre sous peine de se voir débordé. 3e clause Elle traite du problème lié au désarmement du Hezbollah et à la fin de son activité militaire au Liban-Sud et dans le conflit israélo-arabe. Sur la question du Hezbollah, il est possible de voir rapidement se dessiner une opposition entre la France et les États-Unis: La France cherche, sur la question du Hezbollah, la logique de l’intégration et de la démobilisation progressive, à l’aide d’un dialogue libano-libanais en vue d’un désarmement pacifié et de l’intégration totale du parti aux institutions politiques et sécuritaires libanaises. À l’opposé, cette clause fait clairement partie de l’agenda américain, tant pour des raisons intrinsèques que pour des raisons plus régionales. Les États-Unis, au moins dans leur «hidden agenda», sont plus enclins à la politique de l’éradication (Richard Armitage avait en son temps qualifié le Hezbollah de «A-Team» du terrorisme international, avant el-Qaïda…) que de l’engagement constructif. D’autre part, Washington voit clairement un soutien de la formation libanaise à ses homologues palestiniennes, et son désarmement devient dès lors un élément du processus israélo-palestinien. Enfin, la présence de missiles contrôlés par le Hezbollah et dirigés vers Israël dans une stratégie de dissuasion du faible au fort en cas de frappe américaine sur le territoire iranien est fortement au cœur des préoccupations américaines et le Hezbollah est perçu comme un élément du dispositif de dissuasion de Téhéran dans la région dans le bras de fer qui l’oppose aux Américains sur le dossier nucléaire. Aussi, la clause relative au Hezbollah devient une clause potentiellement piégée, et se traduit par l’ouverture à moyen terme du dossier libanais sur celui de l’Iran et aux turbulences du conflit israélo-palestinien. Nonobstant, Washington semble depuis se résoudre – momentanément seulement? – à une ligne plus «française», au moins pour ne pas charger la barque politique interne de ses nouveaux alliés libanais dans l’immédiat. Le paradoxe est que la France va à son tour dériver vers une position de plus en plus «américaine» après notamment la crise entre le CSA et la chaîne al-Manar, et l’inscription du Hezbollah sur la liste des organisations terroristes de l’UE. Là encore, il est à attendre que ce soit la ligne dure qui finisse par l’emporter, Paris s’alignant in fine sur Washington sur cette question comme sur la question syrienne. 4e clause Elle concerne le dossier de l’armement palestinien et celui de la pacification des camps de réfugiés et leur mise sous ordre sécuritaire libanais. On peut aussi observer une divergence franco-américaine sur ce dossier : La France perçoit la solution de la question palestinienne au Liban comme une partie du dossier global des réfugiés dans la région, c’est-à-dire une question humanitaire à traiter dans l’esprit des négociations multilatérales ouvertes dans la foulée de Madrid. En sous-jaçant, il y a là aussi une critique sourde à l’égard de Washington accusée de retarder la naissance d’un État palestinien seul à même d’appréhender le dossier de la diaspora palestinienne. Les États-Unis, eux, voient d’abord cette question sous le prisme sécuritaire strictement israélo-palestinien. Dans l’immédiat, il s’agit d’assurer dans les meilleures conditions possibles – après le désengagement israélien de Gaza – la stratégie Sharon en Palestine et de s’assurer que les camps palestiniens au Liban ne se transformeront pas en armée de réserve pour la résistance palestinienne en Palestine. Si les soupçons d’une influence grandissante des factions islamistes et radicales palestiniennes dans les camps du Liban étaient avérés, il y a là aussi à faire l’hypothèse que ce sera la ligne musclée, celle de Washington, qui devrait prévaloir. Les limites de la convergence d’intérêts entre la France et les États-Unis Elles me semblent se résumer aux trois points suivants : 1 – Le dossier syro-libanais s’inscrit dans la vision américaine globale de la question moyen-orientale, alors que la position française privilégie une approche exclusivement syro-libanaise plutôt déconnectée des problèmes du grand Moyen-Orient américain. 2 – La France s’est ralliée par défaut à la position américaine sur le dossier syro-libanais, et il est fort à parier qu’elle continuera à la faire par à-coups, sur les questions encore en suspens contenues dans la résolution 1559. 3 – Le caractère extrêmement personnaliste de la prise de décision française dans cette affaire est remarquable. En France, le dossier libanais est presque entièrement confisqué par l’Élysée, au détriment du Quai d’Orsay, et souvent à sa surprise comme lors de la gestation et de l’adoption de la résolution 1559. La relation personnelle et intime qui lie Chirac et le clan Hariri continuera à assurer au Liban un soutien indéfectible, mais ne saurait jusque-là tenir lieu de politique structurelle mettant l’axe Beyrouth-Paris à l’abri des turbulences régionales à venir. Il existe donc réellement aujourd’hui un condominium de tutelle franco-américain sur le Liban. Mais des divergences sont latentes, et l’arbre libanais de la convergence objective et momentanée des intérêts franco-américains ne doit pas cacher la forêt des grandes divergences qui, probablement, opposeront la France et les États-Unis – et peut-être l’Europe et les États-Unis – dans l’avenir. * Politologue, enseignant et chercheur associé à Sciences-Po Paris.

Par Joe BAHOUT*

L’article qui suit s’intègre dans un programme de recherche conjoint IFRI (Institut français des relations internationales, à Paris) et EuroMeSCo (Euromediterranean Security and Cooperation, à Lisbonne) portant sur les relations franco-américaines concernant le Moyen-Orient.

1. Français et Américains,
de la rupture à la coopération
La divergence des positions franco-américaine à propos de la guerre d’Irak a provoqué un divorce tumultueux entre les deux partenaires transatlantiques. Il faudra plusieurs mois pour que la fracture commence à se résorber, et l’on peut dire que le lit où la réconciliation du couple franco-américain se fera est le Liban, avec pour fruit la gestation et la production de la résolution1559. C’est d’ailleurs cette résolution qui, dans le propos qui va...