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Actualités - CHRONOLOGIE

Hommage à un « rêveur qui ne se faisait pas d’illusions, mais qui refusait de lâcher prise » Le père Michel Hayek percevait la maronité comme « un projet de liberté dont le Liban est le symbole »

Être prêtre, cet intermédiaire entre les hommes et leur Créateur, c’est relier l’horizontal au vertical, la dimension terrestre à la dimension divine qui est en l’homme depuis le jour où le Fils de Dieu s’est incarné, depuis le jour où le Verbe s’est fait chair. Le père Michel Hayek fut ce prêtre-là, dans toute la noblesse de sa vocation, le génie de sa culture, la beauté de sa sensibilité poétique, dans toute son envergure spirituelle. Tout en lui était grand : sa taille, dont on eût pu dire qu’elle le mettait à portée d’oreille de Dieu, ses mains, avec lesquelles ce passionné de la terre du Liban a pu semer dans ses écrits le grain de moutarde qui fait d’une vie un chant magnifique à la gloire du Seigneur, ses rêves qu’il nourrissait pour son Église maronite antiochienne et pour son pays, son verbe révolutionnaire qui résonnait sous les voûtes de la cathédrale Saint-Georges les vendredis du carême pascal, la puissance de sa réflexion, et surtout sa soif d’absolu. Ayant adopté l’austérité pour mode de vie, ce prêtre-moine pour qui les maronites devaient se dépouiller de tous leurs attributs sauf de leur projet spirituel (« une voie de sainteté ») était en effet un épris de Dieu. Cet amour clamé dans ses vers d’une beauté cristalline comme l’eau vive, il le vivait et le ressentait intensément, comme tout ce qu’il prônait d’ailleurs. Exigeant avec lui-même et avec les autres, il ne faisait pas de compromis sur les causes fondamentales qu’il défendait : la dignité humaine, l’avenir de la chrétienté, le patrimoine syriaque de l’Église d’Antioche, le rôle des maronites, le Pacte libanais au confluent des civilisations et des religions, le renouveau de l’Orient arabe, et, au-delà de tout cela, l’essentiel, c’est-à-dire la marche de l’humanité vers son Créateur. C’est ainsi qu’à la lecture de ses (innombrables) articles et ouvrages, transparaissent la rigueur et la logique de sa démarche intellectuelle, comme un tout qui se tient et dont les différents thèmes sont les chapitres d’une vision complète. Son engagement politique en faveur du Liban, de l’Église d’Antioche, de la destinée du Machreq arabe, sa vision de Jérusalem, procèdent d’une même réflexion, profondément chrétienne et centrée sur l’être humain, comme s’il s’agissait là de l’autre versant de son engagement religieux. Antioche ou l’unité perdue L’unité de l’Église d’Antioche était un thème central de la pensée du père Hayek. Dans son livre Le Christ, le Liban et la Palestine (1974), aux accents visionnaires, il fustige « la schizophrénie machréquine » et la division des chrétiens du Machreq, prône le retour à l’unité perdue des différentes Églises dépositaires de l’héritage syriaque et appelle à la tenue d’un concile antiochien. Il déplore que « notre patrimoine spirituel n’ait pas été mis en exergue », que « notre identité soit boiteuse, s’appuyant tantôt sur l’Orient byzantin, tantôt sur l’Occident latin, alors qu’elle est la plus ancienne expression du patrimoine chrétien à travers l’histoire ». Une université machréquine, qui mettrait à jour le patrimoine enfoui « et sauverait la chrétienté des griffes du communautarisme », aurait été un service rendu à l’Orient tout entier, contribuant à sa régénération. Ce « triste Orient » qui ne serait plus, aux yeux du monde, « la terre des guerres, du pétrole et de la ségrégation », mais à nouveau « une source de spiritualité et une patrie pour l’homme et le fils de l’homme ». Comment ignorer, dans la continuité d’un tel projet, ce credo fulgurant lâché comme un aveu dans son autre grand ouvrage de référence, Liturgie Maronite : « Les héritiers de la tradition syriaque ont la responsabilité devant Dieu et devant l’histoire du salut du monde islamique » ? N’explique-t-il pas en grande partie son ouverture sur l’islam et tout l’intérêt qu’il y a porté à travers sa quête du « mystère d’Ismaël » ? Pour le père Hayek, l’unité des Églises de tradition antiochienne syriaque et le témoignage que Dieu est Amour, que l’Amour s’est incarné, est mort et ressuscité, qu’Il peut encore faire des miracles et renouveler la face de la terre, ce témoignage-là est un défi que lance l’islam aux chrétiens d’Orient (« Montrez-nous votre preuve si vous êtes sincères », dit le Coran). Et le père Hayek de commenter : « Tel est le plus grand pari chrétien. L’Orient ne nous laissera guère de repos tant que nous n’aurons pas avancé la preuve réclamée. » Mais le rêveur ne se faisait pas d’illusions. Avec un réalisme amer, il écrit encore : « Y a-t-il un quelconque espoir (de voir se réaliser le concile antiochien et l’université machréquine) ? Hélas non. À quoi sert de s’épuiser en paroles ? Pour dire au Seigneur le jour du Jugement : nous avons chanté mais ils n’ont pas dansé, nous avons gémi mais ils n’ont pas pleuré ; nous sommes innocents de la négligence des fils de notre génération. » Le Liban, un projet pour l’Homme Le réalisme ne lui a jamais fait défaut, même et surtout lorsqu’il s’agit du Liban. Mais le rêveur refuse de lâcher prise. C’est cette tension entre la réalité et la vision qui fait la force des écrits et de l’engagement du père Hayek. De quel Liban parlait-il, rêvait-il ? « Si c’est du Liban des casinos, des boîtes de nuit, des hôtels de luxe, celui des rats et des vampires, des politicards et des “samsars” (commissionnaires), de la plate-forme des affaires, de la plaque tournante des trafiquants, celui dont la capitale serait Hong Kong ou Tanger, celui-là je ne le connais pas, je le méconnais. Je ne regrette pas sa ruine, ce n’est pas mon pays, je ne l’ai jamais habité », disait-il déjà en 1979. « Mais il y a l’autre Liban, le symbole, le projet ». Tout est là, dans le Pacte fondateur (mîthâq) dont le père Hayek se fait l’ardent promoteur et qu’il distingue de la formule (sîgha), qui n’est qu’un modus vivendi entre communautés.« Le Liban sera la cause de l’homme en Orient et dans le monde, ou il ne sera pas ». Il le sait, « le Liban temporel et spirituel, entité et société, corps et esprit, est en attente d’être ». « Si Le Liban ne meurt, il ne vivra pas, comme le grain dans l’Évangile », écrit-il au plus fort de la guerre. Pour lui, l’Histoire a une signification théologique vers laquelle elle tend, et « nous sommes au cœur de cette signification ». Le Liban pourrait être le microcosme d’un pacte spirituel qui réconcilierait les grandes familles religieuses de l’Orient sémite, avec Jérusalem pour capitale spirituelle. Ce serait la fin (utopique) du conflit arabo-israélien, commencé il y a 4 000 ans à Aqaba, comme il l’a écrit, lorsque Abraham renvoya dans le désert son fils aîné, Ismaël, père des Arabes, pour réserver au cadet, Isaac, père des Juifs, la terre de la promesse. Le théoricien de l’identité maronite et de la Terre Parler du Liban sans parler des maronites est inconcevable. C’est le père Michel Hayek qui, en des termes inégalés, a théorisé l’identité maronite dans son rapport fondamental à la terre libanaise, dans une conférence célèbre donnée au Congrès maronite tenu à New York en 1981 et intitulée : « L’Église maronite et la Terre ». Ainsi par exemple, empruntant le terme de « maronité » à l’autre grand prêtre maronite (lui aussi disparu), Youakim Moubarac, le père Hayek a élaboré cette définition aussi concise que puissante : « La maronité est un projet de liberté dont le Liban est le symbole dressé, à l’entrée des trois continents du Vieux Monde, comme la statue de la Liberté est dressée à l’entrée du Nouveau Monde. » La liberté, en effet, « est le fondement et la clef de voûte du Liban. Qu’il en vienne à la perdre et il cesse aussitôt d’exister comme tel ». Le père Hayek a aussi cette belle formule en parlant du maronite : « (Il) a introduit en Orient l’illégalité comme principe d’existence face aux légalités totalitaires » (en instaurant un patriarcat autonome sans demander l’autorisation de l’empereur byantin ou du calife ottoman). Ce rapport ombilical à la terre, on le retrouve dans le patronyme des maronites, qui renvoie au nom de leur village (Ehdeni, Aqouri, Hasrouni, Bejjani, etc…), « comme si la terre était l’arbre généalogique des maronites ». Et qui ne connaît enfin la légende allégorique des deux frères Hafroun et Nafroun, l’un resté dans son village, l’autre émigré sous d’autres cieux, devenue un « classique » du père Hayek ? Mais la véritable question posée par lui est celle de savoir si les maronites « sauront retrouver cette philosophie de plein air que saint Maron a inventée (…) et redécouvrir leur véritable patrie qui est d’abord un espace spirituel ? » C’est peut-être pour contribuer à cette redécouverte qu’il a consacré tant d’efforts à exhumer le patrimoine liturgique maronite, lié à la tradition antiochienne syriaque, tant il est vrai, comme il l’a écrit, que « c’est par la liturgie que la théologie, la morale et la mystique des Pères syriaques se sont les mieux exprimées ». « L’audace de l’Esprit » Oui, nul comme le père Michel Hayek n’a assumé jusqu’au bout son appel de prêtre. Celui qui a eu un jour cette belle phrase, au détour d’une conversation : « Dieu a fait main basse sur nous pour être ses intermédiaires dans le monde », a rempli sans répit son rôle d’intercesseur : entre le monde visible et le Créateur invisible, entre les hommes et le mystère divin, entre l’Église maronite et l’histoire, entre les maronites et leur propre mission, toujours inachevée. Cherchant inlassablement à relier ces maronites qu’il a tant aimés à leur devenir eschatologique d’Église du Samedi saint, sabt el-nour, (le samedi de la Lumière), il s’est heurté à la force d’inertie qui caractérise les institutions, mais aussi à la crainte frileuse que suscitent toujours les porteurs d’une vision. Il en avait la violente impatience, inhérente à ceux qui ont « l’audace de l’Esprit » – une formule qu’il affectionnait. Il ne craignait pas de choquer, d’écrire et de penser de manière à secouer les consciences, à forcer la réflexion. Cette « audace de l’Esprit », il l’appela de ses vœux durant le synode sur le Liban tenu à Rome en 1995 et dont il fut l’un des experts et membre du comité de rédaction du message final. Il redoutait alors que ce synode ne fût un bilan de gestion d’une œuvre caritative ou sociale plutôt qu’une occasion de renouveau intérieur et de méditation sur l’Incarnation et la Rédemption, pouvant seules donner un sens à la souffrance des chrétiens du Liban et d’Orient. Cette méditation, il l’aurait réclamée davantage s’il avait directement pris part aux délibérations du synode maronite qui se poursuit depuis bientôt trois ans. Mais il en fut du père Michel Hayek comme des grands maronites à travers l’histoire, dont il évoqua le destin solitaire avec ces mots justes et douloureux, prononcés au cours d’une homélie radiodiffusée. « Ce qui frappe le chercheur qui s’intéresse à l’histoire de cette communauté (maronite), c’est, d’une part, son inébranlable volonté de se libérer de toute entrave, et d’autre part, cette tendance, dans le maronitisme officiel, au recroquevillement, à l’immobilisme, à la nonchalance, et qui finit par imposer à qui cherche sa vérité, de s’exiler hors d’elle pour ne pas être frappé d’inertie lui aussi. C’est ainsi que Charbel et ses pairs se sont exilés spirituellement de ses règlements quotidiens, tout comme Assemani et ses pairs se sont exilés physiquement de sa réalité sociale. « Ceux qui veulent représenter ou incarner la vérité (maronite) sont-ils donc condamnés à l’exil intérieur ou à s’éloigner physiquement de peur que leur pensée et leur esprit ne tombent en panne ? Ces étrangers de pensée et d’esprit, qui sont les marginaux (du maronitisme), sont également sa fierté, ils sont ses porte-drapeaux à travers le monde. Le maronitisme est bien dans cette marginalité vécue par certains de ses fils, qui ont contredit ses traditions pour préserver son originalité et son authenticité, qui sont sortis de ses coutumes pour habiter son intemporalité et se laisser saisir par sa vérité immuable. » « Rencontre avec le Bien-Aimé » Au-delà de son érudition et de ses multiples engagements, le père Michel Hayek était un apôtre de l’Amour. Ses élans spirituels le classent au rang de ces mystiques qui, à l’instar du pape Jean-Paul II, perçoivent la présence de Dieu et en témoignent avec les mots du cœur autant qu’avec ceux de l’intelligence. Pour eux, Dieu est un Dieu d’Amour.Le père Hayek n’hésita pas à écrire : « Les textes de l’Évangile n’ont pas été détournés ; la véritable déviation s’est faite non dans les textes mais dans les esprits, et c’est là que réside la trahison. Le Christ en effet ne nous a pas fait descendre un livre du ciel ; nous ne sommes pas des gens du Livre mais des chercheurs d’amour, des amoureux du corps de l’Amour. Celui qui trahit l’Amour détourne l’Évangile et déforme le christianisme. » Ses poèmes, notamment ceux du Livre de la traversée et du retour, sont de véritables chants d’amour écrits dans l’attente de la rencontre avec le Bien-Aimé, dans la veine du Cantique des cantiques. Ses vers sont chargés de la nostalgie de Dieu, le hanîn, qu’il a porté en lui toute sa vie. Le dernier des prophètes maronites s’en est allé. Il est parti, effectuant la traversée au bout des quatre cycles de la vie tels qu’il les concevait.Dans son fabuleux Livre de l’accompagnement – le livre de l’office des funérailles maronite dont il a exhumé et reconstitué les textes de la tradition syriaque et qui est l’un des sommets de sa création poétique et spirituelle –, il ne parle jamais du « défunt » mais de « celui qui part » et se « sépare » de ses compagnons, « accompagné » par la croix du Christ durant la traversée vers les « rives du repos ». Le père Michel Hayek y aborde la mort avec sérénité et confiance – je dirais même avec impatience, tant est grand son désir de se retrouver face à son Créateur. Aucune inquiétude, aucune angoisse ne transparaît, ni dans sa vie ni dans son œuvre, face à ce moment fatidique dans le destin de l’homme. Le Livre de l’accompagnement, expurgé des textes évoquant la peur de l’inconnu, voire la terreur de l’enfer et la crainte de la malédiction éternelle, choisit résolument une vision théologique basée sur la joie et l’espérance. Il en ressort une foi et une confiance immenses en Dieu, car « Dieu est Amour », « Il est mort pour nous donner la Vie » et l’homme a été sauvé, écrit le père Hayek. L’intention de Dieu, à travers la Création, va au-delà du simple bonheur de sa créature. Il a conféré à l’homme une part de sa divinité. Aussi, pour le père Hayek, la mort n’est qu’un seuil, et mourir n’est pas mourir, mais naître à la Vie éternelle, aller enfin à la rencontre du Bien-Aimé. C’est l’instant où l’homme répond à « l’appel du Seigneur » et où « le cœur panse ses blessures » (qûlo fchîto). La mort est alors « le début de la résurrection et la porte d’entrée au Ciel ». « Celui qui part » entre dans le samedi saint avant d’épouser le destin du Christ. Ce n’est même pas le purgatoire, cette longue attente du « Samedi de la Lumière » qui caractérise la liturgie maronite – cette descente au Shéol (dont Hayek avait fait un thème majeur dans sa caractérisation de la liturgie et de la théologie maronites). Car, à bien des égards, le Shéol fut pour lui cette longue, riche et douloureuse traversée de la vie terrestre, où tout son être était dans l’attente eschatologique de la Rencontre, de la gloire parousiaque. Le père Michel Hayek, à n’en pas douter, sera encore l’intercesseur de son Église et de son pays auprès de Celui qu’il a si longtemps aspiré à retrouver. Il laisse derrière lui un patrimoine de réflexion culturelle et spirituelle inestimable dont l’Église maronite, peut-être à son insu (comme souvent avec les grands qu’elle a engendrés et bousculés à la fois), se trouve enrichie. Les hauteurs spirituelles où le père Michel Hayek respirait, bien peu pouvaient les atteindre. Ce sont des hommes comme lui et comme le père Youakim Moubarac, cet autre « marginal de la maronité », qui ont articulé la vocation moderne de l’Église maronite, une vocation qu’elle ne cesse de perdre dans les méandres de son histoire agitée et que des prophètes comme eux repêchent pour elle dans les filets de l’Amour de Dieu le Père. Carole DAGHER
Être prêtre, cet intermédiaire entre les hommes et leur Créateur, c’est relier l’horizontal au vertical, la dimension terrestre à la dimension divine qui est en l’homme depuis le jour où le Fils de Dieu s’est incarné, depuis le jour où le Verbe s’est fait chair.
Le père Michel Hayek fut ce prêtre-là, dans toute la noblesse de sa vocation, le génie de sa culture, la beauté de sa sensibilité poétique, dans toute son envergure spirituelle.
Tout en lui était grand : sa taille, dont on eût pu dire qu’elle le mettait à portée d’oreille de Dieu, ses mains, avec lesquelles ce passionné de la terre du Liban a pu semer dans ses écrits le grain de moutarde qui fait d’une vie un chant magnifique à la gloire du Seigneur, ses rêves qu’il nourrissait pour son Église maronite antiochienne et pour son pays,...