«Le mort saisit le vif », dit-on ; mais alors, comment les vivants parlent-ils des morts ? Et d’abord, peuvent-ils en parler ? Face à la mort, où commence et où s’arrête, chez ceux qui y survivent, le « droit d’inventaire » ?
L’ultime hommage aux morts serait de les laisser mourir « en paix », dans le respect du mystère que leur confère le dernier voyage en solitaire. Mais pour Samir, pareil hommage est difficile ; il serait même injuste. Envers Samir qui n’a jamais vécu dans – et par – le débat et la controverse, la posthume révérence élégiaque serait trahison du souvenir. Lui ériger post mortem une statue univoque et aseptisée serait le dépouiller, dans sa mort, de ce qui a fait sa vie, à savoir la dialectique, la contradiction, l’antagonisme fécond.
« Intellectuel total » Samir était aussi et surtout un « intellectuel de combat ». Au-delà de l’éclectisme de ses passions et de la diversité des sources qui irriguaient une pensée sans cesse en quête de mouvement, c’est surtout la joute qu’il affectionnait le plus. C’est par l’extrême qu’il faisait œuvre de polémiste, jusqu’à la jouissance. C’est par le débat, poussé par lui si nécessaire jusqu’au conflit, qu’il avançait et produisait. Samir était un protagoniste pointu, aigu, âpre, souvent sans merci, mais toujours entier. Que celui qui, ayant un jour confronté Samir dans l’idée, ne s’est jamais vu pousser aux confins de la brouille, lève le doigt !…
Alors, comment parler de Samir ?
Et dans quelle langue parler de Samir ? En français, hommage toujours insuffisant – et, avouons-le, envieux – à l’auteur du souffle long, qui « maniait avec délice les imparfaits du subjonctif » ? En arabe, tribut rendu à l’éditorialiste incisif du vendredi, tard venu à la langue de ses frères de lutte ?
Et de quel Samir parler ?…
Samir le précoce ? Samir le brûleur d’étapes ?… « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi. » De tous les slogans qu’affichaient les murs du Quartier latin en un certain printemps 68, et dont Samir faisait sans doute une de ses références pour cet autre printemps, celui de Beyrouth dont il se targuait d’être l’un des démiurges après avoir été l’écho d’un printemps de Damas en trompe-l’œil, de tous les slogans de la génération de la défaite de 67 dont il était fils intellectuel et biologique, c’est peut-être celui-là qui figure le plus son destin. Le titre d’« enfant prodige », Samir, jamais faussement modeste, se l’était forgé, il se l’était arrogé, il s’en était intronisé gardien, et il s’efforçait d’en trouver tous les deux ans, parmi ses amis, parmi ses collaborateurs, ou parmi ses étudiants, un tenant approximatif qui en hériterait. Il avait, il est vrai, tout commencé – et tout réussi – très tôt ; la philo, l’histoire, les livres, l’édition, le « petit » journalisme puis le « grand », un amour de jeunesse, deux jeunesses, deux filles et un remariage ; l’université, le star-system du microcosme politique-médiatique libanais qui se le partageait avec ses pairs arabes, l’attrait de la rue et des « mouvements de classe », un engagement de plus en plus affirmé contre les barbouzes autocrates et les tueurs de rêves, l’action par le verbe et, enfin, la tentation politique… Tout cela vite, très vite, comme dans une trajectoire rimbaldienne. Pressé, toujours pressé, comme une comète lumineuse dans un ciel libanais « bas et lourd »…
Samir le paradoxe ? L’homme du contre-courant ? Le seulement à l’aise dans la contestation ?… « Moi en politique ? Jamais ! Compagnon de route, seulement, jusqu’à ce que vous arriviez au pouvoir ; ensuite, je serai le premier, et sans doute le plus dur, de vos opposants !… » Aujourd’hui, « nos amis » sont à deux pas du pouvoir, et Samir aura tenu parole ; il n’est plus là, et de là où il est, il a, pour sûr, repris sa posture préférée. Derrière son sourire moqueur, exerçant encore et toujours son droit de critique, il s’oppose de nouveau et, de l’autre côté du voile, doit bien railler nombre de discours que l’on tient sur lui aujourd’hui. Une fois de plus, il aura devancé bien du monde, il aura eu tôt raison. Et les orphelins du 14 mars, ces trahis de la révolution dont on sait qu’elle aime à manger ses enfants, doivent aujourd’hui se dire : « Eh, Samir, tu me prends cette fois dans ton nouveau parti ?! »
Samir la boutade ? Samir le mot qui tue – et qui, d’ailleurs, l’a tué ?… « Contrairement à vous, moi je ne suis pas pour le retrait syrien du Liban ; je suis pour le retrait de l’armée syrienne du Liban et de Syrie… » Derrière la formule qui frappe et le délice de la provocation, s’exprimait la nostalgie de son Andalousie à lui, celle d’un Machrek arabe libéral et démocratique, et dont les lumières, une fois rallumées, réconcilieraient enfin ses tumultueuses identités.
Beyrouth, Damas, Jérusalem, Paris. Un itinéraire tout entier inscrit dans ce cercle, et tendu vers sa quadrature. Partir de Beyrouth, dernière dépositaire d’une libre parole qui résiste vaille que vaille, pour redonner à Damas le centralisé de sa voix perdue, et de là libérer Jérusalem et refaire enfin le pont entre les deux rives de la Méditerranée… Et c’est là, au cœur de cette géographie des identités de Samir, que se comprend la cible qu’il était devenue.
Samir la superbe ? Samir le supérieur qu’il était et qui le savait trop bien ?… Il paraît qu’en politique, on a souvent tort d’avoir raison trop tôt. C’est ce qu’Aron disait de Sartre. Nizan, leur « troisième camarade » de la rue d’Ulm, avait préféré partir avant de devoir faire face à ce choix ; celui qui disait qu’il « ne permettra à personne de dire que vingt ans c’est le plus bel âge de la vie » s’en était allé à presque trente, assassiné, déjà… Là aussi, Samir était en avance. Samir avait souvent raison avant tout le monde ; plus rapide, plus rapide, plus fulgurant, plus pressé, plus courageux aussi, il allait dans une course folle vers la vérité comme un papillon vers la lumière, et s’y brûlait avant nous tous… Jusqu’à la brûlure finale, celle d’une mort qui aura, elle aussi, réussi à faire bien des jaloux…
Alors, Samir finalement rattrapé par le « vieux monde » ? Sûrement pas, tant jusque dans sa mort, c’est un ultime pied de nez à ses assassins qu’il fait encore. Mais pour que cela soit, il nous faudra y contribuer aussi. Garder Samir vivant, c’est le garder entier. Garder Samir debout, c’est le restituer « tel quel », c’est accepter que dans sa mort Samir ressemble à ce qu’il a toujours été : Samir l’intelligence superbe et impertinente, Samir la morgue arrogante jusqu’à l’insupportable, Samir le courage insolent d’un adolescent pressé…
Samir… Une fois de plus, c’est en retard que je te remets ce papier, et tu as presque fini de boucler… Mais mon retard, cette fois, n’est pas à mettre sur le compte de la paresse légendaire que tu adorais rallier ; il est dû à mes mots qui se sont, eux aussi, mis en deuil. Trop habitués à nos festoyantes « boulimies conceptuelles », ils se refusaient jusque-là à ton élégie funèbre…
« Nous ne vieillirons pas ensemble… » Tu t’en souviens ? C’était le titre du premier dossier de L’Orient-Express conçu, comme tous les autres, ensemble, avec celui que tu baptisais « le vieux sage », au cours d’une de ces interminables – mais trop courtes – nuits blanchies chez Paul et Hanane.
Oui, Sam, nous ne vieillirons pas ensemble… Mais je te le jure par contre, je finirai un jour par la finir, « cette f… thèse » ; je ne pourrai plus te la dédicacer, mais je la finirai un jour… juste pour te priver, de là où tu te trouves maintenant, du plaisir de ton sarcasme !… Promis aussi, je finirai un jour ce dictionnaire que tu m’avais commandé, le Science Po-Français ; Français-Science-Po, mais tu ne seras plus là pour en abuser… Tout comme je finirai par l’écrire, ce papier sur toi ; avant le bouclage, tout juste avant. Comme du bon vieux temps…
Sacré Samir… Merci !… De là où tu es, tu auras encore réussi à me faire écrire !…
Joe BAHOUT
Paris
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«Le mort saisit le vif », dit-on ; mais alors, comment les vivants parlent-ils des morts ? Et d’abord, peuvent-ils en parler ? Face à la mort, où commence et où s’arrête, chez ceux qui y survivent, le « droit d’inventaire » ?
L’ultime hommage aux morts serait de les laisser mourir « en paix », dans le respect du mystère que leur confère le dernier voyage en solitaire. Mais pour Samir, pareil hommage est difficile ; il serait même injuste. Envers Samir qui n’a jamais vécu dans – et par – le débat et la controverse, la posthume révérence élégiaque serait trahison du souvenir. Lui ériger post mortem une statue univoque et aseptisée serait le dépouiller, dans sa mort, de ce qui a fait sa vie, à savoir la dialectique, la contradiction, l’antagonisme fécond.
« Intellectuel total » Samir était aussi...
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