Par Mun’im SIRRY*
Avec ses 200 millions d’habitants, l’Indonésie est le premier pays musulman du monde. Dans ce pays, la pratique de l’islam est très différente de celle que l’on trouve dans les vieilles communautés musulmanes du Moyen-Orient. Bassam Tibi, un universitaire réputé de l’université de Gottingen, la présente comme « un modèle permettant la coexistence harmonieuse de communautés différentes par leur religion, leur ethnie et leur culture ».
Certains historiens disent que l’islam modéré d’Indonésie traduit la manière dont il a été introduit au XIVe siècle par les marchands venus de l’étranger. À cette époque, la population côtière avait déjà intégré dans sa culture les notions d’égalité, de dynamisme et d’interdépendance qui ont influé sur l’idéologie et la pratique de l’islam. D’autre part, l’islam indonésien a fortement été marqué par le soufisme qui insiste sur les éléments spirituels de la foi, plutôt que sur ses prescriptions juridiques.
Selon Giora Eliraz de l’université hébraïque, sous l’influence du grand réformateur égyptien du XIXe siècle, Mohammed Abduh, l’islam venu du Moyen-Orient s’est transformé en Indonésie, devenant plus ouvert et pluraliste. Si en Égypte seul un petit groupe de réformateurs a soutenu les idées progressistes de Mohammed Abduh, en Indonésie, sa vision de l’islam a entraîné la création de la plus grande organisation musulmane de type moderniste du pays, Muhammadiyah, qui représente le courant principal de l’islam modéré en Indonésie.
C’est cet islam modéré qui a dominé en Indonésie durant tout le XXe siècle, avec l’appui tant des traditionalistes que des modernistes. Ainsi, l’organisation traditionaliste Nahdlatul Ulama (NU) a émis dans les années 1930 une fatwa (décret religieux) qui déclarait légitime le régime colonial hollandais. Les premiers dirigeants de Muhammadiyah s’intéressaient davantage aux progrès spirituels des musulmans qu’à l’application de la loi islamique.
Cette modération a toujours eu le soutien des principaux intellectuels indonésiens. Dans les années 1960 et 1970, au début du « Nouvel ordre » laïque de Suharto, un groupe tout à fait remarquable et créatif de jeunes religieux, de sociologues et de militants a rejeté l’idée d’un État islamique.
À l’apogée de la répression exercée contre l’islam au nom du « Nouvel ordre », de la fin des années 1970 au début des années 1980, une nouvelle manière de penser a émergé parmi les jeunes intellectuels. L’objectif de leur « mouvement pour la réforme (gerakan pembaruan) » a été clairement résumé en 1972 par le slogan de Nurcholish Madjid : « Oui à l’islam, non à un parti islamique ». Cette nouvelle génération a réussi à éviter que l’idée d’un État islamique ne figure sur l’agenda politique.
À la fin des années 1980, Suharto a changé de position à l’égard de l’islam. Le gouvernement a fait plusieurs concessions en faveur des musulmans : promulgation d’une loi de la famille en1989, création de l’Association des intellectuels musulmans d’Indonésie en 1990, levée de l’interdiction du jilbab (voile) à l’école en 1991, création d’une banque islamique (la banque Muamalat) en 1992 et suppression de la loterie nationale. Ces mesures ont persuadé les musulmans d’Indonésie qu’ils pouvaient vivre en accord avec l’enseignement de l’islam sans que leur pays ne devienne un État islamique. Le gouvernement a également créé un réseau étoffé d’établissements d’enseignement favorable à cette tendance. Il existe maintenant 27 universités musulmanes qui intègrent l’islam à tous les niveaux de leur enseignement et une centaine d’instituts d’études islamiques qui dispensent une formation de premier cycle.
Nombre d’étudiants et d’universitaires indonésiens sont à la recherche d’une nouvelle compréhension de l’islam et de son rôle en Indonésie. Durant les deux dernières décennies, un nombre croissant d’étudiants indonésiens ont poursuivi leurs études dans des universités occidentales, ce qui les a amenés à voir l’islam comme un processus dynamique de compréhension du monde, plutôt que comme une foi statique, incapable d’évolution. Ceux qui ont étudié en Occident paraissent favorables à un islam plus souple et plus ouvert au changement social. Beaucoup d’entre eux occupent maintenant des positions importantes, que ce soit en politique ou à l’université. Ils travaillent activement à développer une image différente de l’islam, un islam compatible avec les progrès de l’humanité moderne, qu’il s’agisse de la démocratie, des droits de l’homme ou d’une société civile agissante.
N’étant pas prisonniers d’une orthodoxie rigide, les musulmans d’Indonésie ont fait le choix historique de se ranger du côté de penseurs musulmans dissidents comme le Pakistanais Fazlur Rahman, le Palestinien Ismail al-Faruqi ou l’Iranien Seyyed Hossein Nasr, même si leurs idées ne sont pas acceptées dans leur pays d’origine. Il n’est donc pas exagérément optimiste d’espérer que l’Indonésie ouvre la voie à un islam modéré, capable de tisser des liens étroits avec l’Occident.
*Mun’im Sirry est un universitaire musulman d’Indonésie. Il est l’auteur de plusieurs livres, et notamment d’un ouvrage intitulé Resisting Religious Militancy.
© Project Syndicate 2005.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
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