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Actualités - OPINION

Commentaire - Le pluralisme religieux pour une époque pluraliste

Par Peter L. BERGER* L’élection du pape Benoît XVI et la guerre mondiale contre la terreur ont attiré une attention sans précédent sur le rôle de la religion dans notre monde. Un intérêt tout particulier (et plus expressément dans le cas de l’islam) a été porté sur la compatibilité des traditions religieuses spécifiques et des institutions et valeurs de la démocratie libérale. Mais un centrage exclusif sur ce que croient et pratiquent les fidèles laisse échapper une question potentiellement bien plus importante : comment les fidèles croient en ces préceptes religieux et les appliquent. Malgré des preuves manifestes du contraire, de nombreux individus, les théologiens en premier, craignent que nous ne vivions dans une époque séculière. Mais loin d’être caractérisée par la sécularisation, notre époque a connu de grandes poussées de passion religieuse. L’époque moderne est aussi religieuse que n’importe quelle période historique passée et, dans certaines régions, bien davantage. Il existe deux exceptions. L’une est géographique : l’Europe de l’Ouest et l’Europe centrale ont en effet connu un déclin significatif de la religion, qui est devenue un ingrédient important de l’identité culturelle européenne. L’autre exception est d’ordre sociologique, composée d’une intelligentsia relativement peu importante mais influente, pour laquelle la sécularisation est devenue non seulement un fait, mais, tout au moins pour certains de ses membres, un engagement idéologique. Ce sont là des exceptions. La modernité, plus ou moins inévitablement, n’amène pas la sécularisation, mais le pluralisme, à savoir la coexistence pacifique de groupes raciaux, ethniques ou religieux différents dans la même société. La modernité mine l’homogénéité traditionnelle des communautés car ses membres et les étrangers se côtoient constamment soit physiquement (par l’urbanisation et le déplacement), soit « virtuellement » (par la littérature et la communication de masse). Le pluralisme, accéléré, développé et intensifié par la mondialisation, est devenu un fait omniprésent de la vie sociale et de la conscience des individus. Au niveau institutionnel, le pluralisme signifie que les religions établies ne peuvent plus tenir pour certain qu’une population donnée se soumettra passivement à leur autorité. Si la liberté de religion est garantie (situation type dans les démocraties libérales), les institutions religieuses ne peuvent pas compter sur l’État pour remplir leurs bancs d’église. Les gens doivent plutôt être convaincus d’accepter cette autorité, donnant ainsi naissance à ce qui s’apparente à un marché religieux. Même si une seule tradition religieuse revendique toujours une majorité d’une population comme ses adeptes de nom, les individus peuvent toujours choisir de se retirer de l’institution qui représente cette tradition (comme dans les pays majoritairement catholiques d’Europe). Au niveau de la conscience individuelle, cela signifie que la certitude religieuse est désormais plus difficile à atteindre. Une décision religieuse peut être une affaire d’engagement passionné (comme dans le « saut de la foi » de Kierkegaard) ou, plus communément, une option de consommation émotionnellement peu intense (exprimée dans l’expression américaine éloquente « préférence religieuse »). Dans les deux cas, l’individu est renvoyé à lui-même pour réfléchir sur sa tradition religieuse natale et arriver à l’accepter. Même si une personne décide de professer une version très conservatrice d’une tradition, cette décision peut, tout au moins en principe, être annulée ultérieurement. Par conséquent, le pluralisme force les églises à devenir des dénominations. Une dénomination possède toutes les caractéristiques d’une église, d’où elle est issue, mais les fidèles y souscrivent volontairement et elle accepte le droit des autres dénominations à exister. Du point de vue de leur compatibilité avec la démocratie libérale moderne, l’acceptation du pluralisme, plus que l’adhésion à des croyances et pratiques spécifiques, peut constituer l’élément qui distingue le plus clairement les religions. Au sein de la chrétienté, pour des raisons historiques bien connues, le protestantisme a connu un avantage similaire en s’adaptant au pluralisme. L’Église catholique romaine, après une longue période de résistance acharnée, s’est également adaptée avec succès à la concurrence pluraliste, en la légitimant d’un point de vue théologique dans les déclarations sur la liberté religieuse dès le deuxième concile du Vatican. L’acceptation de l’économie de marché s’est faite plus lentement, mais elle a également commencé avec l’encyclique Centesimus Annus de Jean-Paul II. La situation est toutefois différente en ce qui concerne l’orthodoxie chrétienne des pays de l’Est. La relation entre le divin et le séculier alimente des débats passionnés dans le monde islamiste et en Israël, mais l’idée orthodoxe de sinfonia (l’unité harmonieuse entre la société, l’État et l’Église) constitue un défi distinctif à l’acceptation de la démocratie libérale. Et des idées orthodoxes comparables sur la solidarité communautaire (la sobornost russe) rendent difficile l’acceptation du capitalisme car la compétition et l’esprit d’entreprise individuel sont considérés comme une expression moralement repoussante de dureté et d’avidité. Les réponses au défi posé par le pluralisme mondial prendront différentes formes dans différentes régions du monde orthodoxe : des efforts visant à rétablir une unité similaire à la sinfonia traditionnelle, comme en Russie ; l’adoption de « l’eurosécularisme » comme en Grèce, à Chypre et dans d’autres pays pénétrant dans l’orbite de l’UE (la Roumanie et la Bulgarie très bientôt, l’Arménie et la Géorgie ultérieurement) ; ou un mouvement vers l’association volontaire, comme aux États-Unis. Mais le défi posé à l’orthodoxie souligne les trois options auxquelles sont désormais confrontées toutes les communautés religieuses contemporaines : résister au pluralisme, s’en désister ou s’y engager. Aucune de ces options n’est dépourvue de difficultés ou de risques, mais seul l’engagement est compatible avec la démocratie libérale. L’engagement implique que la tradition soit intégrée dans le discours ouvert de la culture et que ceux qui représentent la tradition revendiquent la vérité sans s’excuser. Cela entraînera inévitablement des accusations de « prosélytisme », un terme qui comporte désormais une connotation péjorative. Mais le prosélytisme signifie seulement qu’une personne tente de convaincre d’autres personnes des vérités en lesquelles elle croit. Une communauté sûre d’elle-même agira ainsi. Pour parler franchement, au lieu de s’inquiéter de ce que les catholiques romains « voleront » des âmes orthodoxes, les orthodoxes devraient essayer de voler des âmes catholiques. Cela mis à part, à une époque où les religions doivent convaincre, elles doivent encore « faire du prosélytisme » au sein de la communauté, en désignant la vérité, les valeurs et la beauté de la tradition, même si elles s’abstiennent d’agir ainsi en dehors. Sinon, elles perdront leurs enfants. * Peter Berger est professeur universitaire de sociologie et de théologie et directeur de l’Institute on Culture, Religion, and World Affairs à l’université de Boston. Il a rédigé de nombreux ouvrages sur la théorie sociologique, la sociologie de la religion et le développement du tiers-monde. © Project Syndicate. Traduit par Valérie Bellot.

Par Peter L. BERGER*

L’élection du pape Benoît XVI et la guerre mondiale contre la terreur ont attiré une attention sans précédent sur le rôle de la religion dans notre monde. Un intérêt tout particulier (et plus expressément dans le cas de l’islam) a été porté sur la compatibilité des traditions religieuses spécifiques et des institutions et valeurs de la démocratie libérale. Mais un centrage exclusif sur ce que croient et pratiquent les fidèles laisse échapper une question potentiellement bien plus importante : comment les fidèles croient en ces préceptes religieux et les appliquent.
Malgré des preuves manifestes du contraire, de nombreux individus, les théologiens en premier, craignent que nous ne vivions dans une époque séculière. Mais loin d’être caractérisée par la sécularisation, notre...