Quel Liban pour demain souhaitons-nous ? Voici une des questions essentielles que tous les Libanais doivent se poser. Y répondre serait la meilleure consolidation de l’élan populaire formidable qui a suivi l’assassinat de Rafic Hariri.
Ce Liban doit être construit pour répondre aux aspirations de tous ceux qui depuis le 14 février sont descendus dans la rue pour dire leur envie d’un pays libre et uni qui soit basé sur la citoyenneté et non d’un amoncellement de communautés et de confessions.
Regarder l’avenir ne pourra se faire sans un retour complet et équitable sur le passé. Ce passé, qui a participé à la désintégration de l’État et à l’effritement de la société, aussi dramatique soit-il, doit être assumé par les Libanais pour pouvoir le dépasser et le transformer en une force pour l’avenir du Liban.
Concevoir le Liban de demain sans un réel travail sur le passé douloureux que nous venons de vivre depuis presque 30 ans serait une supercherie vouée à l’échec. Oublier le passé sans aucun travail de mémoire ou de vérité a été le vrai pari du régime installé au Liban depuis le début des années 90.
Ce régime s’est efforcé de faire tout ce qui était possible pour que chaque communauté, chaque groupe social ou politique se construise sa propre mémoire de la guerre. Ces mémoires ne pouvant qu’être partielles et partiales, elles se sont retrouvées en conflit les unes avec les autres.
L’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri le 14 février dernier a constitué une onde de choc qui s’est sublimée dans un mouvement spontané aux aspirations nationales et démocratiques et qui a pris comme emblème l’exigence de la vérité.
Ce drame a permis à la société libanaise d’entamer la « déconstruction » des barrières qui s’étaient érigées dans notre pays.
La mémoire immédiate née de l’horreur du drame et de sa couverture médiatique a été instantanément partagée par une grande majorité du peuple libanais. L’exigence de vérité sur cette mémoire immédiate ne saurait être bénéfique pour le Liban de demain si elle reste isolée. L’élargissement de l’exigence de la vérité à la mémoire plus lointaine de la guerre est essentiel.
Comment répondre à ce besoin de vérité, sans raviver les blessures du passé et fragiliser la société libanaise. Ce besoin de mémoire doit être perçu comme un des moyens d’éviter la reproduction de la guerre. Y répondre seul entre Libanais serait prétentieux et dangereux en même temps. Plusieurs pays à travers le monde ont expérimenté différentes sortes de réponses à ce type de transition, entre un passé chargé de violation des droits de l’homme et un avenir qu’ils souhaitaient plus respectueux de l’homme. S’appuyer sur les réussites et les échecs de ces expériences nous semble être une bonne base de départ.
Consolider la transition démocratique grâce au travail à effectuer sur la guerre peut et doit se faire au Liban.
Comment alors s’y prendre ? Réussir ce travail rétrospectif ne pourra se faire qu’en s’articulant autour de trois éléments essentiels : la vérité, la justice et la réconciliation.
La vérité
C’est la première exigence du devoir de mémoire, tout le monde a le droit à la vérité et en particulier les victimes de la guerre. Ces victimes ont le droit à une double vérité, d’un côté elles ont le droit à la vérité historique sur l’aspect général de la guerre, l’essentiel étant de comprendre pourquoi le Liban en était arrivé là et de l’autre le droit à la vérité individuelle et personnelle. Parler de victime ne saurait être complet sans évoquer les victimes continues de cette guerre à savoir les 17 000 disparus, où qu’ils se trouvent, au Liban en Syrie ou en Israël. Leurs familles ont le droit de connaître le sort qui leur a été réservé, et de récupérer ceux encore vivants. L’établissement de la vérité n’est pas une affaire simple, mais elle doit être entreprise au plus vite. Il s’agira essentiellement de définir la vérité factuelle et historique et de laisser au libre arbitre de chacun d’en tirer les conclusions qu’il estime les mieux adaptées.
La vérité pour qu’elle soit pertinente et qu’elle apporte les vraies réponses aux interrogations des citoyens se doit d’être individuelle et la plus exhaustive possible. Cette vérité servira d’élément déclencheur pour la suite du processus.
La justice
C’est la partie la plus délicate du processus, il est difficile de parler de justice dans un pays en pleine transition, mais en préambule à toute approche judiciaire. Il est essentiel d’ouvrir le débat sur le sens du terme, car il nous semble qu’il s’agit dans le cas présent de la problématique de rendre justice plutôt que d’exercer une justice coercitive classique. La justice recherchée dans un processus de transition doit être de différentes natures, coercitive, réparatrice, traditionnelle et publique.
La justice coercitive est celle que tout le monde a en tête. C’est celle qui envoie les coupables en prison. Dans un processus de transition, elle est la plus délicate à manipuler et devrait être réservée aux crimes imprescriptibles tels que reconnus par la justice internationale. Toutefois, il est important que cette première façon de rendre justice ne soit mise en place qu’une fois la réforme du système judiciaire libanais entamé pour le mettre en conformité avec les instruments internationaux et pour garantir son indépendance, son impartialité et son équité. L’État devra permettre un égal accès à la défense à tous les prévenus.
La justice réparatrice nous semble la mieux adaptée à une grande partie des cas au Liban, la réparation ne devant pas être exclusivement matérielle. Elle doit être avant tout morale. La première victoire d’une victime, c’est lui reconnaître le statut de victime et reconnaître à son agresseur le statut de coupable. Cette reconnaissance est une étape indispensable pour les victimes dans leur quête de pardon. La reconnaissance doit provenir du coupable et de l’État, ce dernier devant reconnaître publiquement auprès des citoyens son incapacité à garantir la sécurité des citoyens pendant la guerre.
La justice traditionnelle. S’appuyer sur des années de traditions de pardon et de réconciliations entre des familles dans différentes régions du Liban nous semble pouvoir constituer une alternative, en particulier quand un travail de reconnaissance collective est nécessaire. Cette reconnaissance devra être symétrique et capable d’apporter des réponses satisfaisantes aux victimes et aux coupables ainsi qu’à la communauté des citoyens.
Ces trois formes de justice utilisées ensemble permettrons de répondre aux attentes des victimes et de leur rendre justice d’une façon équitable et juste. Au même moment, ceci permettra de confirmer la fin de l’impunité au Liban pour les responsables de violations graves des droits de l’homme.
La réconciliation
Le but ultime d’un processus de transition est la réconciliation. Cette réconciliation doit se faire sur deux dimensions : la première est celle des citoyens avec leur État, la seconde est celle des citoyens entre eux. La réconciliation avec l’État devra se faire au travers de la reconnaissance par l’État de ces carences dans la protection de la paix civile et des citoyens pendant les 30 dernières années, mais aussi par la mise en place des chantiers nécessaires pour pallier ces carences. La réconciliation entre les citoyens devra être enclenchée par le pouvoir politique, qui une fois le processus abouti doit prendre ces responsabilités et mettre en place une loi d’amnistie permettant la grâce des coupables selon des conditions transparentes et équitables.
Cette transition nous semble primordiale pour construire le Liban de demain, elle sera difficile mais nécessaire. Elle doit suivre le chemin indiqué sans inversion, car amnistier avant de rendre justice reviendrait à punir la victime deux fois. De même que l’absence d’amnistie conditionnelle risque de bloquer la société et de fragiliser la démocratie qu’on appelle de tous de nos souhaits.
Cet idéal de vérité, de justice et de réconciliation n’est pas inatteignable. Toutefois il appartient à la société civile libanaise au sens large, et en particulier aux défenseurs des droits de l’homme, de s’unir pour lancer ensemble ce chantier fondateur d’un Liban nouveau où l’impunité n’aura plus sa place et où le citoyen libanais se serait réconcilié avec sa mémoire et son histoire.
C’est en partant d’un Liban en paix avec son histoire que nous pourrons envisager le futur sereinement et sans appréhender qu’à chaque conflit ressurgisse le spectre de la guerre civile.
Wadih Ange AL-ASMAR
Soutien aux Libanais détenus
arbitrairement
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