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Actualités - OPINION

Un savant héritier des Lumières, un honnête homme du XXe siècle

Par Gérard D. KHOURY * À quelques mois de ses 90 ans, Maxime Rodinson nous a quittés le 23 mai 2004 à Marseille. Né à Paris dans le 13e arrondissement dans une famille d’immigrés juifs russo-polonais, installés en France à la fin du XIXe siècle, il a baigné durant son enfance et son adolescence dans un climat familial favorable aux idées des Lumières et à l’égalité entre les hommes, en accord avec les valeurs laïques et républicaines. Ses parents petits « entrepreneurs », comme on disait à l’époque, confectionnaient des vêtements imperméables en matière plastique et militaient au Parti socialiste, unifié sous les auspices de Jaurès, puis au nouveau Parti communiste en 1920. Il suit la filière des jeunes enfants pauvres, celle de l’École primaire jusqu’au certificat d’études primaires. Coursier entre quatorze et dix-sept ans pour gagner sa vie, il entreprend d’étudier seul, en autodidacte, pour passer le concours de l’École des langues orientales, qu’il réussit en 1932. Pris par une frénésie de connaissances et par une grande curiosité pour les langues, il plonge dans le travail universitaire avec une passion méticuleuse et une rigueur qui ne se démentiront jamais au cours de sa carrière et à travers ses ouvrages. L’apprentissage de l’arabe, de l’hébreu, de l’araméen témoigne de son intérêt pour les langues sémitiques et pour la linguistique comparée, mais c’est l’amharique, et surtout le guèze, l’éthiopien ancien, qui devient sa spécialité et il succède dans cet enseignement à son maître, Marcel Cohen. Maxime Rodinson a approché une trentaine de langues, dont le turc, et il s’est plu à les mettre en rapport. L’année 1937 marque trois étapes importantes de sa vie : son mariage avec Geneviève Gendron, son entrée au CNRS et son adhésion au Parti communiste. Au début de la Deuxième Guerre mondiale, il se démène pour être envoyé en Syrie – souhaitant parler l’arabe et vivre dans les pays dont il avait étudié la civilisation –, où il part comme simple soldat le 28 mai 1940. Démobilisé, il réussit à trouver un poste d’enseignant à l’École des Makassed à Saïda, puis devient fonctionnaire du Haut-Commissariat, ce qui lui donne la possibilité de faire venir sa femme et son fils Daniel. De 1941 à 1947 en Syrie et au Liban, les Rodinson passent des années heureuses à Beyrouth, où naissent leurs deux derniers enfants Claudine et Michel. Grâce au soutien de Mireille et Maurice Dunand, Maxime Rodinson peut travailler au service des Antiquités, avec notamment Daniel Schlumberger et Henri Seyrig. Il enseigne, par la suite, à l’École des lettres, créée par Gabriel Bounoure en 1945, et donne des cours de marxisme aux communistes syro-libanais, se liant d’amitié avec Farjallah Hélou, secrétaire du Parti communiste libanais, et Khaled Bekdache, secrétaire du Parti communiste syrien. Sa candidature à l’Institut français de Damas n’ayant pas été retenue, en raison de son appartenance au Parti communiste, il quitte le Liban non sans amertume, déçu de ne pouvoir travailler à sa thèse de doctorat à Damas. Sa soutenance sur travaux, en vue de l’obtention du titre de docteur ès lettres, n’interviendra que le 8 juin 1970 devant un jury composé de Georges Balandier, Régis Blachère, Claude Cahen et Henri Laoust. C’est à la fin de son séjour au Liban, donc tardivement, qu’il apprend par les services officiels la mort de ses parents à Auschwitz. Malgré les souffrances qu’il a subies du fait de la mort de ses parents en déportation, Rodinson n’a pas, comme d’autres juifs français ayant connu ces mêmes malheurs, développé une compensation sous la forme d’une adhésion à un sionisme pur et dur. « C’était complètement contradictoire avec l’idéologie que mes parents m’avaient inculquée dès l’enfance. Nous étions internationalistes, irréligieux pour le moins. Avec les années, je suis devenu plutôt plus compréhensif qu’eux en matière de religion. Chez nous, tout cela n’était que stupidité moyenâgeuses. »1 À son retour en France, il trouve un emploi à la Bibliothèque nationale, où il est affecté au département des imprimés orientaux. En 1955, il entame une carrière d’universitaire à la IVe section de l’École pratique des hautes études où il enseigne durant plus de quarante ans le guèze, langue sémitique proche de l’arabe, et l’ethnographie historique du Proche-Orient à la VIe section de la même institution, poursuivant son séminaire de guèze jusqu’en 1999. Son exclusion du Parti communiste en 1958 marque sa liberté de pensée et la difficulté pour lui de concilier l’esprit scientifique et les dérives dogmatiques du politique, dont il s’est toujours méfié. À l’instigation de son ami Jean Chesnaux, il écrit une biographie de Mahomet, appliquant à ce travail l’approche méthodologique des sciences sociales, ouvrage publié par le Club français du livre en 1961, livre qui l’a fait connaître au grand public, probablement le meilleur sur la vie de Mahomet écrit au XXe siècle, travail exemplaire d’érudition et de respect pour l’islam et son prophète, qui attend toujours sa traduction en arabe. Son œuvre patiemment tissée, aussi méticuleuse que les fiches détaillées qu’il se constituait pour travailler, comporte près d’un millier d’articles pour des publications scientifiques mais aussi pour la presse et de nombreux ouvrages alliant l’érudition à la clarté et rendant ses livres accessibles à un vaste public. Ce foisonnement d’articles correspond à la diversité de ses intérêts allant du roman aux textes les plus spécialisés de linguistique ou d’histoire. Ses livres, sans parler de ses articles pour l’Encyclopedia Universalis ou l’Encyclopédie de l’islam, peuvent être regroupés en trois catégories, ceux consacrés au monde arabo-islamique, ceux qui traitent du peuple juif et d’Israël et les ouvrages généraux, comme Magie, médecine et possession à Gondar ou De Pythagore à Lénine, des activismes idéologiques. Quelques années après Mahomet, il publie Islam et capitalisme, prix Isaac Deutscher, ouvrage qui va à l’encontre des idées reçues sur l’incompatibilité de l’islam et de l’économie moderne, puis en 1968 Israël et le refus arabe, avec des prises de position courageuses après la guerre de juin 1967 pour tenter de trouver une solution à la question palestinienne, qui aboutissent à la constitution avec Jacques Berque du GRAPP, lui valant des critiques et des menaces qui n’ont cessé de l’accabler. En 1997, il déclarait dans des entretiens publiés sous le titre « Entre Islam et Occident »2 : « La question d’Israël est plus désespérante que jamais. Moi qui espérais une option universaliste de la majorité des juifs, je constate que l’unité se fait dans le sens d’un nationalisme obtus. » Et il ajoutait : « J’avoue que je suis irrité quand je vois des auteurs ou des journalistes (pas toujours hostiles) réduire ma production intellectuelle à mes polémiques contre la propagande sioniste et israélienne – en général contre l’optique judéo-centrique – avant et après ma période communiste, avec des nuances qui ont évolué. Cela a été, surtout au départ, des échappées hors de mon travail normal. Je jugeais de mon devoir de chercher à corriger des idées fausses quand mes connaissances m’en donnaient la capacité . » En 1981, Rodinson avait déjà tenté de répondre à une question qui le taraudait et qui donnera le titre d’un livre : Peuple juif ou problème juif ? La production intellectuelle de Maxime Rodinson se poursuit donc et la même année 1968, c’est Marxisme et monde musulman, puis après une période, où il donne des contributions à des ouvrages collectifs, paraît Les Arabes en 1979, puis La fascination de l’islam : les étapes du regard occidental sur l’islam, les études arabes et islamiques en Europe, en 1980. Maxime Rodinson, qui nous offre une intelligente élucidation de la complexité de l’histoire et de la civilisation arabe et musulmane, ne cesse de répéter qu’il n’y a pas des catégories comme le musulman, l’Arabe, l’islamiste, etc. considérées comme des entités essentielles, mais il y a des musulmans ou des Arabes de tel pays ou de telle époque, un islam arabe, africain, indonésien, pakistanais, américain, etc. Il se bat donc contre l’essentialisme et pour une approche des faits socio-économiques pris dans le contexte historique de leur époque. Dans Entre Islam et Occident, il déclarait aussi : « J’optais définitivement pour l’étude, aussi impartiale que possible, des faits, ainsi que pour des théorisations prudentes, précautionneuses, entourées de maints efforts pour garantir la qualité de la démarche, autour des faits. Ce qu’on appelait l’érudition, c’était la recherche, la collection, l’enregistrement, la vérification des “ faits ”. Ce qu’on désignait comme la science, c’étaient les multiples théorisations en sciences humaines, les plus en vogue surtout, qui proposent des formules générales englobant et survolant les mille et une facettes du réel. Je me méfiais de toutes les théorisations qui m’étaient proposées par les théoriciens du passé et du présent. Mais j’étais aussi très conscient de la nécessité impérieuse de la théorisation. À partir des champs souvent très limités de mes enquêtes sur des “ faits ”, j’essayais de construire sur leur base ou, au moins, autour d’eux mes propres théorisations. » Ses deux derniers livres publiés en 1993 reprennent des articles de revues. Il s’agit de L’islam : politique et croyance et De Pythagore à Lénine, des activismes idéologiques. Dans ce dernier ouvrage, Maxime Rodinson, qui a consacré beaucoup de temps à réunir les faits, dit son regret de n’avoir pu le faire dans une théorie générale satisfaisante et réaffirme son intérêt pour les idées dans l’histoire et l’anthropologie, en admirateur de Marcel Mauss, tout en soulignant qu’il récuse « la primauté donnée, dans la dynamique historique, au rôle autonome des idées ». Il résume dans une grande préface ce qu’il considère être les trois éléments constitutifs de tout mouvement idéologique : le credo, le code et l’organisation. Le credo que prêche un chef ou un prophète, le code qu’il formule et instaure et, enfin, l’organisation qui découle de son activité, tous trois réunis dans un mouvement dialectique. Sa vie durant, Maxime Rodinson a honoré dans ses recherches et publications l’héritage que sa famille lui a transmis : celui de l’universalisme de la raison, de la pensée critique et de l’égalité entre les hommes, qui lui a valu en 1991 le prix de l’Union rationaliste. À ce titre il a été un savant, héritier des Lumières, et le dernier grand orientaliste de notre époque à disparaître, après Louis Massignon et Jacques Berque. Mais il n’a pas été que cela, il a été un honnête homme du XXe siècle. Au terme des entretiens que j’avais menés avec lui, il m’avait avoué : « Toute ma vie, finalement, cela a été un effort constant pour “ être ”, c’est-à-dire pour figurer parmi les acteurs et non pas constituer la base méprisée et dédaignée des protagonistes du jeu dans la société française. Mais cet effort a toujours voulu rester honnête, ne pas recourir à des rideaux de fumée ou à des raccourcis mensongers ». Il m’avait aussi confié : « J’ai dit un jour que j’étais comme Levi ben Gershon (en latin Gersonide), un philosophe juif provençal du XVIe siècle, très rationaliste. Je pensais au titre de son principal livre, Milhamôth Adonaï, les livres des guerres de Dieu. Certains ont ricané, trouvant que cette référence était curieuse pour un athée, et n’ont pas compris la métaphore. Je n’ai jamais livré que des combats pour des causes qui me dépassaient, ce sont bien des “ luttes du Seigneur ” ». Enfin, lui avais-je demandé : « En tant que rationaliste, comment ressentez-vous la finitude humaine ? » et je terminerai sur sa réponse : « Il faut se résigner à ce qui est inévitable, c’est la nature, on finit tous comme cela. À Beyrouth, j’avais au-dessus de mon bureau le buste d’une belle Palmyréenne. Sous le buste de cette très belle femme, on pouvait lire cette inscription en grec : Tharsei Matrona (la femme s’appelait Matrona), oudeis athanatos – “Courage, Matrona, personne n’est immortel”. » C’est la finalité de ma morale de vie, je ne cherche pas autre chose pour la justifier. Tout ce qui se passe après la mort est en dehors de mon atteinte, je souhaite seulement que mes enfants et ma famille ne souffrent pas. (*) Écrivain, historien. (1) Maxime Rodinson, « Entre Islam et Occident ». Entretiens avec Gérard D. Khoury, « Les Belles Lettres », Paris, 1998. Traduction arabe réalisée par Nabil Ajjan, Damas, Dar Canaan, 2000. (2) Idem.
Par Gérard D. KHOURY *

À quelques mois de ses 90 ans, Maxime Rodinson nous a quittés le 23 mai 2004 à Marseille. Né à Paris dans le 13e arrondissement dans une famille d’immigrés juifs russo-polonais, installés en France à la fin du XIXe siècle, il a baigné durant son enfance et son adolescence dans un climat familial favorable aux idées des Lumières et à l’égalité entre les hommes, en accord avec les valeurs laïques et républicaines. Ses parents petits « entrepreneurs », comme on disait à l’époque, confectionnaient des vêtements imperméables en matière plastique et militaient au Parti socialiste, unifié sous les auspices de Jaurès, puis au nouveau Parti communiste en 1920. Il suit la filière des jeunes enfants pauvres, celle de l’École primaire jusqu’au certificat d’études primaires. Coursier...