Que d’encre, de larmes et de sang ce « centre-ville » aura fait couler ?
« Centre-ville » ou « souk » ? Là est toute la différence.
Entre amertume et fascination, mon cœur balance. Cette identité fuyante, et c’est le cas de le dire, me tiraille. En fait, c’est la conception même qui est en cause. Pour nos parents, « le centre-ville » c’était les « souks », le cœur vibrant, l’incontournable c’était aussi la mode, la culture mais surtout « la dolce vita ».
Chacun d’eux y a laissé une empreinte, une part de sa jeunesse. Leurs histoires d’amour se sont tissées sur fond de ville accueillante, chaleureuse et conviviale. Leur ville, ils l’ont conçue à leur image, exubérante, ouverte : subtile mélange d’Occident et d’Orient.
Il fut un temps où elle leur appartenait. Elle était tellement vivante qu’ils la sentaient invincible, immortelle même. D’une énergie débordante qui précède les chutes. Leur Beyrouth ressemblait à une adolescente insouciante qu’aucun mal ne pouvait toucher. Tout vibrait en elle, elle vivait c’est tout.
Vingt-huit ans plus tard, l’imagination rode et la nostalgie de nos parents se réveille. Dans les dédales d’une ville qui se cherche, entre passé et présent, les clichés d’antan se glissent furtivement sur les façades restaurées des immeubles. Nous tendons l’oreille et croyons entendre des bribes de conversations animées entre commerçants et clients, et celles chuchotées d’amoureux enflammés. Le cri d’un vendeur de cacahuètes nous fait tressaillir. Plus loin, nous apercevons les silhouettes aériennes des femmes, bras dessus, bras dessous, riant aux éclats, faisant du lèche-vitrine. Nous marchons encore et encore, la brise effleure nos joues, remplissant nos narines de ses effluves enivrants d’épices mêlées aux fleurs d’oranger. Oui, selon les siens, il faisait bon vivre à Beyrouth...
Était-ce un rêve ou un souvenir lointain ? Le « souk » était-il concret ou tout juste une vision éthérée ? Ou est-ce, par une sorte d’osmose, leur mémoire collective qui nous hante ? En essayant de faire sien le passé de nos parents, nous espérons avoir la chance de goûter un jour à cette douceur de vivre qui les fait sourire de nostalgie.
Beyrouth, victime de ses excès, a été punie de son insouciance et de son extravagance. Elle n’a rien vu venir ; son arrogance l’empêchait de voir sa fragilité. Si belle, si hautaine, sa déchéance aura été à la hauteur de son succès. Livrée à elle-même, elle offrait un tel visage de désolation que personne n’osait plus croire à sa renaissance.
Durant la guerre, les Libanais déracinés de leur « souk » cherchent ailleurs des cieux plus cléments. Vingt-huit ans plus tard, c’est une autre guerre qui les poursuit, psychologique celle-là. Le centre renaît à coups de bistouri et l’obligation de retourner devient une nécessité. Mais comment faire quand on n’a plus les moyens d’y mettre les pieds ? Autrefois, les commerces se léguaient de père en fils et la continuité était assurée de facto.
Le drame se situe dans cette génération qui n’a pas vraiment goûté à cette douceur d’antan mais qui, par contre, n’a vécu que les douleurs de l’exode et de la violence. Cette génération-là, dont je fais partie, est nostalgique à travers les souvenirs de ses parents, mais elle ne peut s’empêcher d’être méfiante face aux lendemains. Le souvenir cuisant de la guerre reste vif et la peur semble notre compagnon de route.
En suspens entre passé et présent, saurons-nous adopter ce fameux « centre-ville » ? Pourrons-nous aimer une ville qui reste après tout inaccessible ? Ou bien cet « objet de désir » ne deviendra-t-il pas, par frustration, « objet de haine » ? Car qui dit aimer dit posséder.
Si ce nouveau « centre-ville » n’appartient plus à la mémoire collective de nos parents et pas vraiment à nous, jeunes de ce pays, à qui appartient-il alors ?
Carole Mouzannar NAWAR
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