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Actualités - RENCONTRE

RENCONTRE - À l’occasion du défilé de promotion des élèves d’Esmod Liban La vision de Satoro Nino, président d’Esmod International

Nous avions rendez-vous dans le hall d’accueil de l’hôtel Phoenicia, un jour de grande affluence. Ambiance de souk, parfums entêtants, chaleur moite malgré la climatisation lancée à plein régime, livreurs échevelés, hommes d’affaires croulant sous le poids des dossiers, serveurs en équilibre sous les plateaux qui tanguent, hôtesses sollicitées de partout, jeunes assistantes galopant derrière les patrons, bridées par leurs jupes serrées, trébuchant dangereusement sur leurs talons aiguilles… Je n’avais jamais vu M. Nino. Mais il était là, discret et impassible, assis bien droit sur une chaise isolée, à côté de la rampe. Son costume gris, sa cravate d’un rose subtil, son attitude rigoureuse n’étaient pas pour tout dans l’élégance du personnage. Et sans doute sa faculté de s’abstraire au tumulte ambiant m’a-t-elle permis de le repérer au premier coup d’œil. Nino, c’est son nom. La consonance italienne prête à confusion. Le directeur d’Esmod International, l’une des plus anciennes écoles de stylisme et de couture de Paris (elle existe dans sa forme de base depuis 1841!), est un Japonais d’Osaka, autant dire pur jus. À la veille de son départ, notre entrevue porte sur son séjour au Liban et sa participation au jury en charge de la notation des promotions libanaises d’Esmod, qu’il gratifie au passage de quelques conseils judicieux. O-J : Comment devient-on le président japonais d’une école de haute couture française ? S.N. : Je suis moi-même un ancien élève d’Esmod Paris, promotion 1974 ! Après mon départ et dix ans de séjour au Japon, j’ai constaté la nécessité de créer une école internationale de haute couture dans mon pays. O-J : N’y avait-il pas encore d’écoles de couture à cette époque ? S.N. : En 1945, au lendemain de la guerre mondiale, un grand nombre de femmes étaient restées veuves. Pour leur permettre de nourrir leurs familles, l’État a encouragé la création d’écoles de couture. Mais il s’agissait uniquement de couture et de modélisme, pas de stylisme. Par la suite, ces écoles se sont orientées vers la préparation des jeunes femmes qui devaient, à la veille de leur mariage, avoir des notions de cuisine et de couture, de sorte qu’elles soient au moins capables de fabriquer elles-mêmes des vêtements d’enfants. Dans les années 60 à 70, l’industrialisation du Japon a connu une grande ampleur, mais il n’y avait toujours pas d’écoles de mode évoluées au point de vue design. On a copié l’Occident jusqu’aux années 80. À ce moment-là, l’économie japonaise a connu une croissance telle, que les produits de luxe européens y ont afflué en masse. Il s’en est suivi une grande vague d’échanges. Des stylistes japonais, encore très imprégnés de notre culture, ont connu un grand succès à Paris. Des créateurs comme Yamamoto, Miyake, Hanae Mori, Rei Kawakubo (Comme des garçons) ont donné une nouvelle impulsion à la couture, mais ils péchaient encore par excès de japonisme. La formation des stylistes ne leur permettait pas encore d’avoir une vision internationale suffisamment concurrentielle à l’extérieur. O-J : Quel fut l’apport d’Esmod ? S.N. : C’est à ce moment que je suis revenu à Paris. J’ai pris rendez-vous avec la directrice d’Esmod qui n’était autre que mon ancien professeur. Je lui ai parlé de l’idée de fonder une filiale d’Esmod à Tokyo. Elle m’a fait confiance. Je me suis donc lancé dans une entreprise monumentale. Le local de départ, à Tokyo, coûtait un million de dollars de loyer annuel. J’ai invité des professeurs français d’Esmod à venir donner des cours de stylisme et de modélisme. Ils étaient accompagnés de traducteurs. L’école a connu un succès fulgurant. Au bout de trois ans, cent pour cent des élèves de notre première promotion ont été engagés à des postes-clés par les plus grands couturiers japonais. Au bout de dix ans, j’ai pu faire construire mon propre local à Tokyo. L’école comptait 450 élèves dans les trois années, et 200 de plus en cours du soir. En 1994, Esmod Osaka voyait le jour dans un bâtiment de sept étages architecturé sur mesure, avec un jardin paysager en penthouse, un luxe et un confort propices à la créativité de 300 élèves promis aux meilleurs postes de la mode internationale. À ce moment-là, forte de son expérience japonaise, Esmod devient une franchise et s’implante tour à tour à Berlin, Munich, Oslo, Séoul, Djakarta, Tunis, Damas, Sao Paulo, Beyrouth et Pékin. En France même, des établissements s’ouvrent à Lyon, Bordeaux, Rennes et Roubaix. Avec la Chine, dernière arrivée, Esmod est désormais présente dans 11 pays, avec bientôt 19 écoles. O-J : Il a donc fallu créer une structure internationale ? S.N. : Un jour, je reçois un appel de la direction d’Esmod Paris qui me propose d’entrer au conseil d’administration de l’entreprise. Je rejoins donc la direction d’Esmod International dont je deviens le président. O-J : C’est donc en cette qualité que vous êtes présent à Beyrouth cette semaine ? S.N.: C’est à l’occasion des examens de fin d’année 2004 que j’ai été invité par Maroun Massoud, le fondateur et directeur d’Esmod Liban. À côté de plusieurs professionnels libanais et internationaux, j’ai participé au jury des examens des première, deuxième et troisième années. Parmi mes collègues siégeaient le couturier Georges Chakra (président du jury), l’épouse de l’ambassadeur de France, Mme Lecourtier (qui a fait ses armes en stylisme chez Nina Ricci), Nils Christian Hansen (directeur artistique et propriétaire de la franchise Esmod Norvège), Renée Forsberg (directrice de l’école d’Oslo), de grands créateurs libanais tels que Papou Lahoud et Rabih Keyrouz. Il y avait également Pierre Katra, le président du syndicat de la haute couture libanaise, Sleiman Khattar, président du syndicat de l’industrie textile, Jean Michel Mokhbat, industriel (Filitex), Nada Talhamé, une styliste pressentie pour enseigner à Esmod l’année prochaine, et des spécialistes de l’événementiel tels que Dorothy Chamoun et Yasmina Skaf. O-J : La promotion libanaise est-elle prometteuse ? S.N. : J’ai été très agréablement surpris. Je ne m’attendais pas à un aussi bon niveau. Vous avez une culture très riche et votre peuple est extrêmement dynamique. Je crois profondément que la richesse d’une culture est un élément clé de sa créativité. J’ai remarqué à Beyrouth un développement important du commerce de la mode. Les grandes marques internationales sont toutes représentées. Par ailleurs, on peut voir les monuments actuels, les mosquées, les églises, côtoyer les vestiges historiques des Grecs, des Romains, des Byzantins, des Arabes, des Ottomans. Ces couches sont le signe vivant de la richesse de votre patrimoine culturel. J’ai également noté le plurilinguisme des élèves. L’aisance linguistique multiplie les chances d’accès à l’international. O-J : Dans le travail des élèves d’Esmod, peut-on distinguer une « exception libanaise » ? S.N. : La mondialisation, telle que nous la concevons, exige particularité, identité et différence. C’est la confrontation et l’enrichissement des cultures l’une par l’autre, et non la confusion du tout dans un bouillon identique. Le meilleur « localiste » sera le meilleur mondialiste. Pour en revenir à nos élèves, beaucoup se sont inspirés du vêtement traditionnel de la région. Souvent, ils ont su l’actualiser. Mais il n’est pas encore exportable, car il reste folklorique. L’usage du traditionnel nécessite une plus grande sophistication pour accéder à l’international. Le travail des élèves nécessite encore beaucoup d’aménagements. Pour exporter un vêtement d’inspiration folklorique, il faut choisir une forme, une matière ou un détail traditionnel. Le pourcentage est délicat. Sinon on tombe dans la caricature. O-J : Que leur conseillez-vous ? S.N. : Les élèves libanais d’Esmod ont un grand potentiel. Déjà en deuxième année j’ai repéré un étudiant doté d’une sensibilité artistique supérieure. Je leur conseille d’avoir un objectif précis : il faut savoir si on veut être un joueur international, domestique, ou de quartier. Pour devenir professionnel, comme en toute chose, trois exigences: discipline, responsabilité, autonomie. Il ne faut jamais oublier que la couture est d’abord un travail d’équipe, même si c’est un métier créatif. Pour réussir, il faut maîtriser toute la chaîne : création, production et commercialisation. Si les trois ne vont pas de concert, il y a un risque d’échec. Arrivé en coup de vent, Maroun Massoud, directeur d’Esmod Liban, ajoute au mot de la fin: « Esmod en est chez nous à sa 5e année d’existence. En juin 2005, une réunion internationale de toutes les écoles Esmod aura lieu au Liban. Dans le cadre de la Semaine internationale de la mode, qui réunira les plus grands créateurs libanais et étrangers (on peut déjà glisser le nom de Jean-Paul Gaultier), on verra défiler 19 écoles du monde entier. Nous vous promettons du grand spectacle!»
Nous avions rendez-vous dans le hall d’accueil de l’hôtel Phoenicia, un jour de grande affluence. Ambiance de souk, parfums entêtants, chaleur moite malgré la climatisation lancée à plein régime, livreurs échevelés, hommes d’affaires croulant sous le poids des dossiers, serveurs en équilibre sous les plateaux qui tanguent, hôtesses sollicitées de partout, jeunes assistantes...