Si l’Administration ressemble aujourd’hui à une caverne d’Ali Baba, c’est parce que les décisions prises au fil des ans dans le sens de sa réorganisation n’ont pas été respectées, sans que ces trangressions n’entraînent une sanction quelconque ou ne suscitent la moindre réaction chez les responsables, dont plusieurs les ont souvent couvertes. Exemple : pour tenter d’alléger le poids de l’Administration et réduire les charges entraînées par des départements étatiques pléthoriques, le gouvernement a formellement interdit en 2001 l’engagement de fonctionnaires, mais cette décision n’a pas été respectée et la politique d’embauche s’est poursuivie au fil des ans, alourdissant de plus en plus une Administration inefficiente.
Mais le point de vue du ministre ne fait pas l’unanimité. Un redressement administratif est possible, estime l’ancien président de l’Inspection centrale, Hassân Tabet Rifaat. Paradoxalement, c’est l’Administration elle-même qui constitue, selon lui, le moteur de ce processus et non le pouvoir politique. Il insiste sur l’importance du pouvoir hiérarchique et plus particulièrement sur celle du rôle du directeur général « qui ne doit avoir peur de personne ». « Il est le ministre administratif », affirme-t-il, soulignant que les organes de contrôle ne peuvent fonctionner valablement qu’en connexion avec le pouvoir hiérarchique.
À partir du moment où ce pouvoir fonctionne normalement et où chacun des responsables hiérarchiques assume ses responsabilités, les rouages de l’Administration fonctionneront de nouveau normalement.
Une question s’impose : est-il possible de bloquer aujourd’hui les interventions et les pressions politiques ? M. Rifaat répond sans hésiter en mettant de nouveau en relief le rôle du directeur général. Selon ses explications, le directeur général doit avoir conscience de son importance et ne doit pas craindre le ministre dont il peut d’ailleurs, conformément à ses prérogatives, bloquer les décisions lorsqu’elles sont contraires aux textes en vigueur ou à l’intérêt général.
En écoutant cet éminent personnage expliquer le fonctionnement de l’Administration et le rôle assumé par les organismes de contrôle, on se rend compte que le problème ne réside pas seulement dans les interventions politiques dans les affaires de l’Administration, mais dans le laisser-aller, voire dans la personnalité même des cadres administratifs qui favorisent ces immixtions. Ces derniers sont autant coupables que le pouvoir politique de la déchéance administrative. Ils pèchent par leur passivité et leur inertie. Les responsables des organismes de contrôle n’échappent pas à cette règle lorsqu’ils acceptent d’assister à la décadence administrative en se contentant d’élaborer des rapports périodiques relevant les irrégularités et les abus commis ou de se taire lorsqu’un avis qu’ils formulent n’est pas respecté.
« L’Administration doit pouvoir fonctionner quel que soit l’état de la cohabitation politique », martèle M. Rifaat. « À partir du moment où notre objectif est de plaire aux seigneurs du moment, nous perdons notre poste et nous nuisons à l’Administration », donc à l’État, ajoute-t-il. Chaque idée qu’il exprime s’articule autour de la primauté du droit et de la capacité des cadres administratifs à revendiquer leur indépendance. C’est en reprenant plusieurs exemples du passé qu’il montre d’ailleurs que l’Administration est parfaitement capable de favoriser une bonne gestion des affaires publiques, indépendamment du pouvoir politique. L’initiative reste le mot magique de cette entreprise. En 1986, lorsque les coupures du courant étaient devenues fréquentes et que le programme de rationnement électrique n’était pas appliqué correctement, l’Inspection centrale avait convoqué les responsables de l’EDL pour leur demander des explications, avant de nommer, dans les différentes centrales et stations de relais, des inspecteurs qui devaient lui communiquer des rapports réguliers sur la distribution du courant. Et c’est ainsi que le programme de rationnement a fini par devenir équitable.
« Même si elle n’a pas de pouvoir exécutif, l’Inspection centrale doit faire peur et se faire respecter », insiste M. Rifaat. Mais il n’est pas vrai que cet organisme est dénué de tout pouvoir exécutif puisqu’il a la possibilité, à titre d’exemple, de suspendre pour une durée de six mois le traitement d’un fonctionnaire. Passé ce délai, le Conseil des ministres peut le mettre à disposition.
M. Rifaat insiste sur un autre élément, apparemment ignoré des autorités : l’Inspection centrale, de par ses prérogatives, assume le rôle de médiateur de la République, qu’elle a déjà joué. Il met également en relief l’importance du rôle de la fonction publique et de la Cour des comptes qu’il encourage à la persévérance dans un dossier déterminé. Dans un monde dominé par la communication, ces trois organismes ont un atout majeur en main, les médias, lorsqu’un ministre ou le Conseil des ministres passe outre leurs recommandations. « Ils ne doivent pas avoir peur », insiste-t-il à plusieurs reprises.
M. Rifaat s’étonne de ce qu’on puisse parler de fonctionnaires en surnombre lorsqu’on fait état de nombreuses vacances administratives. Selon lui, au cas où il y aurait effectivement au sein de l’Administration des fonctionnaires sans fonction déterminée, la responsabilité du contrôleur des dépenses engagées et de ceux qui ont accepté de signer les bordereaux doit être retenue.
Selon lui, la législation libanaise permet les défaillances et la gabegie ainsi que la violation des lois. Pour M. Rifaat, il existe un ensemble de textes se rapportant à la fiscalité qui doivent être repensés en priorité pour mettre fin au pouvoir discrétionnaire de certains fonctionnaires. Ce serait un pas sur le chemin de la lutte contre la corruption.
Hassân Rifaat est un homme qu’on peut écouter pendant des heures parler de l’Administration pour laquelle il s’est dévoué pendant de longues années. Une réflexion qu’il a faite mérite surtout d’être méditée : « Le grand problème, dit-il, se situe au niveau de l’opinion publique. Celle-ci n’opère pas de distinction entre la moralité du fonctionnaire dans sa fonction et l’importance de son rang dans la société. Un fonctionnaire véreux, condamné même en conseil disciplinaire, est reçu dans les meilleurs salons. » Comme quoi la responsabilité de la déchéance administrative est collective. Les cadres administratifs, le pouvoir politique et la société civile doivent plaider coupables.
T. A.
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