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Spécial - le figaro Le président s’accroche à un pays en lambeaux, alors que les insurgés rassemblent leurs forces dans l’espoir de prendre le pouvoir Titid, prophète de l’anarchie

De François Hauter Frêle silhouette, son corps malingre ressemble à une brindille flottant dans des costumes taillés trop large pour lui. Sa fine moustache, ses oreilles rondes de Mickey et ses grandes lunettes cerclées d’or complètent une allure ordinaire de petit prof. Même son éternel demi-sourire et sa voix faussement douce masquent la double nature de ce prophète devenu satrape, qui aura marqué les quinze dernières années de l’interminable tragédie haïtienne. Jean-Bertrand Aristide a dirigé Haïti, directement ou en sous-main, dix années durant. Son bilan est lamentable : l’État est démembré et la misère du pays absolue. À 50 ans, ce Méphisto tropical incarne l’histoire, somme toute banale, d’un reniement permanent pour le pouvoir. Son existence n’est qu’une longue trahison. Il devait tout à l’Église, dont il est devenu la brebis galeuse, et plus tard un prêtre défroqué réhabilitant officiellement les pratiques vaudoues. Il devait tout aux millions de pauvres de son pays, dont il était devenu l’idole, et sur le dos desquels il s’est follement enrichi. Il était une tête brûlée marxisante pour les Américains, qui l’ont finalement réinstallé au pouvoir, et dont il a trahi tous les idéaux démocratiques. Dans ce microthéâtre bruissant de complots et de sourdes jalousies qu’est la politique locale, dans ce Port-au-Prince où les vieilles formules ronflantes de la Révolution française dissimulent mal les frustrations des ambitieux qui se sortent tout juste de la boue et qui n’en auront jamais assez, Jean-Bertrand Aristide a les qualités qui, en Haïti, permettent de se forger un destin hors du commun. Vindicatif, égocentrique, autoritaire, grisé par ses élucubrations pseudo-intellectuelles (sa thèse de doctorat est un traité abscons sur la névrose vétéro-testamentaire...), son intelligence brillante mais sans boussole est servie par un verbe qui fascine des foules désespérées et ignares. C’est ce talent de manipulateur, de magicien de la langue créole, qui lui a permis d’endosser successivement les habits de ses personnages successifs et contradictoires. Homme de Dieu, il a pourfendu les riches pour surgir, telle une fusée serpentine, du ghetto des pauvres. Chassé de son palais par la force militaire haïtienne, il s’est immédiatement adossé sur celle de ses anciens ennemis américains pour retrouver son pouvoir. Installé enfin à la tête de l’État, il a remplacé les « Tontons macoutes » du régime Duvalier par ses propres gangs de voyous, les « Chimères », pour transformer Haïti en pétaudière. Il parle avec les paumes tournées vers le ciel, en serviteur exemplaire de Dieu, mais ses propos célèbrent un jour la paix d’un Gandhi, le lendemain la violence d’un Robespierre. Il multiplie les professions de foi démocratiques. Mais ses manipulations de politique intérieure n’ont qu’une finalité : envoyer ses opposants directement au paradis. Jamais le goût de « Titid » (son surnom populaire) pour l’anarchie ne s’est démenti. Intransigeant, porté par une confiance inébranlable en lui-même, un ego surdimensionné, convaincu d’être une sorte de messie, Aristide n’écoute plus personne, méprise les partis politiques, le Parlement, s’entoure de personnages troubles, d’aventuriers proches des trafiquants de drogue, et joue toujours, in fine, sur des appels aux accents prophétiques, des appels à la violence, pour sauver son trône vacillant. L’homme est incapable, même s’il soutient le contraire, d’enraciner la démocratie en Haïti. Fils cadet d’une famille pauvre de paysans, Jean-Bertrand Aristide est né le 15 juillet 1953 dans la petite ville de Port Salut, sur la côte sud du pays. Il aurait du devenir un petit paysan inculte, mais comme souvent, d’un drame naît un bienfait : son père meurt lorsqu’il a trois ans, et sa mère s’exile à Port-au-Prince, où elle a fait vivre chichement sa petite famille en devenant commerçante des rues. Catholique fervente, elle envoie Jean-Bertrand à l’école des frères de Saint-François-de-Sales, dévouée aux pauvres. C’est là que le jeune homme exceptionnellement intelligent va d’abord obtenir un doctorat en psychologie, puis étudier la Bible, voyager à Jérusalem, en Égypte, en Grande-Bretagne, où il deviendra prêtre et apprendra, en plus de ses langues natales (le français et le créole), l’arabe, l’hébreu, l’anglais, l’italien et l’espagnol. De retour en Haïti en 1982, le curé, adepte passionné de la théologie de la libération, est assigné à une petite paroisse proche du port de la capitale : Saint-Jean-Bosco. Là, ses sermons mettent les fidèles à genoux, en transe. Courageusement, le jeune Aristide fustige le clan des Duvalier, qui a mis Haïti en coupe réglée depuis 1957. L’Église trouve Aristide encombrant : elle l’envoie au Canada jusqu’en 1985. Cet exil forcé ne fait que le renforcer. « Titid », de retour dans son île, n’a rien perdu de son mordant. Il est la cible d’attaques armées jusque dans son église, et devient le «prophète des bidonvilles», même après la chute des Duvalier en février 1987. En chaire, comme s’il était habité par un démon vaudou, le « doux » Jean-Baptiste se transforme en imprécateur, fustigeant l’impérialisme américain, « plus dangereux que le sida », prônant pour les duvaliéristes le supplice du « père Lebrun » (un pneu enflammé passé au cou), dénonçant « le président à vie » Duvalier et ses milices, les « macoutes » et la hiérarchie conservatrice de son Église. C’est cet homme à la fois manipulateur et naïf qui se fait triomphalement porter à la tête du pays par les suffrages populaires en 1990, et qui est renversé par le général Cedras sept mois après son intronisation. En 1994, le voici remis en selle par les Américains, et les Haïtiens découvrent, médusés, un homme en costume-cravatte, qui se déplace en limousine ou en hélicoptère, père de famille (il a évidemment renoncé à la prêtrise), vivant désormais dans une villa dotée de deux piscines. C’est surtout après sa seconde réélection, en 2001, qu’il dérape, s’entourant de narcotrafiquants notoires, et utilisant ses « Chimères » contre ceux qui le critiquent, en particulier les journalistes intègres. En novembre 2003, dans un discours effarant, il lance l’anathème contre ses opposants : « Haïti crie sang ! » s’écrie-t-il. « Le sang appelle le sang ! », «Il faut supprimer le mauvais sang ! » Pour les malheureux Haïtiens, le bain de sang commence alors.
De François Hauter
Frêle silhouette, son corps malingre ressemble à une brindille flottant dans des costumes taillés trop large pour lui. Sa fine moustache, ses oreilles rondes de Mickey et ses grandes lunettes cerclées d’or complètent une allure ordinaire de petit prof. Même son éternel demi-sourire et sa voix faussement douce masquent la double nature de ce prophète devenu satrape, qui aura marqué les quinze dernières années de l’interminable tragédie haïtienne. Jean-Bertrand Aristide a dirigé Haïti, directement ou en sous-main, dix années durant. Son bilan est lamentable : l’État est démembré et la misère du pays absolue.
À 50 ans, ce Méphisto tropical incarne l’histoire, somme toute banale, d’un reniement permanent pour le pouvoir. Son existence n’est qu’une longue trahison. Il devait tout à...