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La stratégie de la coalition favorise le communautarisme et non le patriotisme, souligne Pierre-Jean Luizard, spécialiste de l’Irak « La politique de reconstruction US est vouée à l’échec car conçue à la libanaise »
Par SUEUR Emilie, le 20 février 2004 à 00h00
Il y a une semaine, le chef de la mission de l’Onu en Irak, Lakhdar Brahimi, lançait une mise en garde aux Irakiens sur les risques de guerre civile qui planaient sur leur pays. Pour Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS et spécialiste de l’Irak, ce risque est effectivement réel tant l’Irak, qu’il visite régulièrement, est en proie à un véritable processus de libanisation.
L’ayatollah Sistani insiste depuis quelques semaines sur la nécessité de tenir des élections au suffrage universel avant le 30 juin, date à laquelle doit s’opérer le transfert de souveraineté. Au-delà des éventuels obstacles techniques à la tenue de telles élections, dont Pierre-Jean Luizard souligne qu’ils ne concernent que les Irakiens exilés non inscrits sur les listes existantes, la revendication du marjaa irakien représente avant tout un enjeu politique de taille. « L’insistance de l’ayatollah Sistani à revendiquer des élections au suffrage universel avant le 30 juin ne signifie pas que les chiites irakiens sont plus démocrates que les autres, mais simplement qu’ils sont majoritaires dans le pays. Cette revendication n’est pas la manifestation d’une volonté de parler au nom de la population irakienne, mais un positionnement communautaire. »
À ce titre, M. Luizard, invité à un colloque sur le monde islamique et l’Europe à Beyrouth, met en exergue un parallèle historique révélateur des enjeux actuels. « En 1922, la direction religieuse chiite avait promulgué des fatwas interdisant aux musulmans de participer à des élections sous un régime d’occupation. À cette époque, les chiites se posaient en tant que direction patriotique pour l’ensemble des Irakiens. Les sunnites du mouvement patriotique de Bagdad s’étaient d’ailleurs ralliés à eux et avaient trouvé refuge à Kerbala. Aujourd’hui, la direction incarnée par l’ayatollah Sistani insiste au contraire pour la tenue d’élections qui vont avoir lieu sous un régime d’occupation. »
Aujourd’hui, « l’ex-opposition irakienne est tombée dans le piège qui consistait à se positionner en fonction d’intérêts communautaires et non en fonction d’un projet patriotique irakien. Les exclus de la période coloniale britannique, à savoir les Kurdes et les chiites, ont cédé à la tentation de répondre positivement aux sollicitation américaines pour devenir la base à partir de laquelle se reconstruirait le système politique irakien sous occupation américaine ».
La coalition, de son côté, « a fait l’erreur d’engager la reconstruction politique, et au-delà la société irakienne tout entière, sur la voie d’une libanisation dans la mesure où chacun préfère négocier avec l’autorité supérieure américaine plutôt qu’avec les autres partis irakiens pour définir un nouveau contrat de coexistence. Aujourd’hui, la politique de reconstruction américaine est vouée à l’échec car conçue à la libanaise ». Un véritable piège pour les Américains, car le propre de ce système est de ne pas pouvoir satisfaire les différentes revendications.
À ce titre, les heurts qui ont suivi la promulgation d’un projet de Constitution kurde visant à faire de Kirkouk la capitale du Kurdistan et qui revendiquait le pétrole de la région comme un pétrole kurde et non irakien, est révélatrice. « Plus grave encore, sont les heurts qui opposent désormais sunnites et chiites », souligne M. Luizard, qui cite le cas de la ville de Bassora où les mosquées sunnites ont été reprises par les chiites de la ville.
« Sous le régime de Saddam Hussein, ceci n’existait pas. Certes, les arabes sunnites étaient mieux traités que les autres, mais le régime en était arrivé à un tel point de minorisation qu’il s’est finalement retourné contre sa propre base sociale. Je n’ai jamais vu auparavant, y compris sous le régime de Saddam, d’animosité au niveau de la rue irakienne. Quand des violences étaient perpétrées, elles étaient le fait de l’État ou des milices du dictateur. Aujourd’hui, le fossé entre sunnites et chiites ne cesse de s’élargir en raison de ce processus de reconstruction qui favorise la surenchère communautaire. »
Place de l’islam
dans la Constitution
Mardi, un nouveau sujet de tension a surgi entre l’administrateur civil américain Paul Bremer et la direction chiite irakienne sur la place de l’islam dans la future constitution irakienne. Ce dossier « est au cœur des enjeux sur la remise en cause du statut personnel de 1959. Paul Bremer a certes assuré que l’État irakien ne serait pas fondé sur la charia, mais les Américains ne peuvent se reposer uniquement sur les Kurdes et ils ne feront rien qui pourrait entraîner un divorce avec les chiites. Si les Américains ont le choix entre la protection du statut des femmes ou la préservation de leur conception de la démocratie, d’une part, et leur présence en Irak, d’autre part, il est évident qu’ils choisiront le deuxième terme, essentiel pour eux. Les Kurdes refusant un statut fondé sur la charia, on peut s’attendre à des marchandages qui verront éventuellement le statut personnel revenir à une formule communautaire. Comme au Liban ».
Guérilla
Pour Pierre-Jean Luizard, la guérilla irakienne est formée de deux composantes. D’une part, elle comprend « les exclus de la reconstruction politique qui formaient les élites de la communauté arabo-sunnite, les anciens cadres de l’armée, mis au chômage après la chute de Saddam Hussein et qui ont perdu tout espoir de réinsertion ». Cette exclusion décidée par la coalition américaine étant une lourde erreur de stratégie, selon M. Luizard.
Elle comprend, d’autre part, les exclus du système politique kurde articulé autour du PDK et de l’UPK et en outre territorialisé avec la création de deux mini-États. « Victimes des exactions des milices de Talabani, certains membres du mouvement islamique du Kurdistan ont abandonné leur rejet de la violence et se sont alliés aux combattants étrangers venus d’Afghanistan à partir de 2002 pour former Ansar el-islam. Quand leurs zones d’opération ont été nettoyées par les forces américaines en 2003, ils ont trouvé refuge dans les zones arabes. »
Ironie de l’histoire, l’accusation lancée par les États-Unis, avant le lancement de la guerre, d’une collusion entre Saddam Hussein et el-Qaëda, infondée à l’époque, est désormais avérée. « Aujourd’hui, nous observons des alliances locales entre l’ancien leadership militaire de Saddam Hussein et ces groupes islamistes de combattants étrangers », explique M. Luizard.
Mais cette résistance est aujourd’hui traversée par deux logiques différentes : « Celle des combattants étrangers qui vise à empêcher, par tous les moyens, la reconstruction du pays, et celle des exclus arabo-sunnites irakiens qui ne veulent pas se couper de façon définitive de la population irakienne. » D’où l’appel, cette semaine, de la guérilla de Falloujah à un arrêt des opérations contre la police irakienne.
« Il existe même un débat sémantique en ce moment en Irak sur la définition du terrorisme. Globalement, tout le monde est d’accord pour qualifier de résistance les actions contre les soldats de la coalition. Quand un Irakien est tué, la situation est plus compliquée. Des chiites débattant de la question à Bagdad sont parvenus à la conclusion que si un simple policier était tué, il s’agissait de terrorisme. En revanche, tuer un haut gradé irakien est un acte de résistance. »
Au-delà du dossier purement irakien, M. Luizard souligne qu’en dressant un parallèle entre la période de la colonisation britannique et l’occupation américaine, on observe des points communs pour le moins troublants. « Ces deux guerres ont été lancées sans légitimité internationale pour être légitimées rétrospectivement, la première par la Société des Nations, la seconde par les Nations unies. En outre, les discours du général Maud, en 1917, et de George W. Bush et Tony Blair, en avril 2003, exploitent les mêmes arguments et se présentent en libérateurs et non en conquérants ». D’où cette question : assistons nous aujourd’hui à un retour de l’expérience coloniale ? « Il faut avoir conscience que nous venons d’assister à un événement incroyable pour notre époque : une nouvelle occupation d’un pays arabe. »
Émilie SUEUR
Il y a une semaine, le chef de la mission de l’Onu en Irak, Lakhdar Brahimi, lançait une mise en garde aux Irakiens sur les risques de guerre civile qui planaient sur leur pays. Pour Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS et spécialiste de l’Irak, ce risque est effectivement réel tant l’Irak, qu’il visite régulièrement, est en proie à un véritable processus de...
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