Le camp Delta, prison militaire américaine sur la base de Guantanamo, dans l’île de Cuba, maintient au secret depuis janvier 2002 quelque 660 « terroristes » et « ennemis combattants » capturés en Afghanistan, dont trois adolescents. Aucun n’a été inculpé ni jugé, et deux seulement ont eu accès à un avocat. Fin novembre, 20 ont été relâchés et 20 autres sont arrivés d’Afghanistan. Aucun Irakien n’y a été transféré à ce jour. Washington a désigné six détenus susceptibles d’être jugés par des tribunaux militaires au début de l’année prochaine. Paris s’apprête à envoyer une seconde mission d’inspection auprès des six Français de Guantanamo.
Cinq hommes désœuvrés en tunique blanche et calotte noire sont affalés à l’ombre d’une tonnelle. Un vieillard à la barbe grise croque une pomme, le nez collé au grillage qui le sépare des gardes et des rares visiteurs. Pas un mot n’est échangé. Seulement des regards curieux parfois soulignés d’un sourire narquois.
Nous sommes dans le camp n° 1 de la prison de Guantanamo. Une centaine de détenus « coopératifs » y ont droit à un traitement de faveur : pas de chaînes aux mains ni aux pieds, deux heures de récréation quotidiennes et la compagnie de leurs codétenus. Dans les quartiers de haute sécurité du camp n° 3, des silhouettes en combinaison orange chantent leurs prières en pachtoun ou en tadjik dans des cellules métalliques de 4 mètres carrés équipées de toilettes à la turque. Les détenus n’en sortent que quelques heures par semaine pour prendre une douche ou faire un peu d’exercice.
Pour entrer dans cet univers carcéral voué au secret, il faut traverser sous bonne escorte six rangées de grilles surmontées de barbelés et montrer patte blanche, à chaque étape, à la police militaire américaine. Plus de 1 000 soldats sont affectés à la garde des 660 prisonniers originaires de 44 pays (dont six Français), tous capturés en Afghanistan. Il faut y ajouter 70 interrogateurs militaires et civils dépêchés par le Pentagone, le FBI, la CIA et la NSA, autant d’interprètes chargés de traduire 17 langues et neuf dialectes, plus le personnel d’un hôpital de campagne superéquipé, dont sept spécialistes en psychiatrie et psychologie.
Le camp Delta, isolé sur une falaise en bord de mer, compte quatre enceintes numérotées. Pour les « ennemis combattants illégaux » enfermés là, selon la terminologie de Washington, le parcours suit leurs différents niveaux de sécurité : 3, 2, 1 et 4, du plus sévère au moins strict. Il faut trente jours de bonne conduite pour passer de l’un à l’autre. À la clef, quelques faveurs : un gobelet pour boire, l’accès à des livres. Au bout du chemin, le camp n°4, où les tuniques orange sont abandonnées pour du blanc, où l’on peut jouer au volley-ball et au football, et où les tapis de prière sont importés d’Orient. Au-delà, il n’y a pas d’autre rémission clairement identifiable.
Depuis l’arrivée des premiers « Afghanis » en janvier 2002, les cages grillagées balayées par les vents du camp X-Ray ont laissé place à ce que l’armée américaine présente avec fierté comme une prison de haute sécurité modèle. Le gouvernement a dépensé 70 millions de dollars pour construire le camp Delta. Mais un élément crucial y manque toujours : l’accès libre à des avocats, la perspective d’une inculpation, d’un jugement et plus encore celle d’une libération. Guantanamo ne pèche pas tant par ce qui s’y trouve que par ce qui lui fait défaut : un lien, fût-il ténu, avec la justice.
Personne ne s’est encore évadé de ces geôles à l’écart du monde. Même les 32 tentatives de suicide commises par 21 détenus ont échoué. Le chemin qui mène jusqu’ici traverse plusieurs univers parallèles, maintenus à bonne distance les uns des autres. Il y a d’abord cette base navale enclavée en territoire cubain, vestige de la guerre froide entouré d’une barrière de 28 kilomètres gardée par une compagnie de Marines. Elle englobe une petite ville tranquille de 5 000 habitants, avec son juge et son cinéma en plein air, où l’on vit comme dans l’Amérique des années 50, distrait seulement par les iguanes et les vautours à tête rouge.
Par-delà les collines, tout à l’est de la baie, le camp Delta offre une version moderne de « l’île du Diable » où la France envoyait autrefois ses bagnards vers l’oubli. « L’emplacement du camp contribue à son éloignement dans nos esprits », reconnaît le capitaine de l’US Navy, Leslie McCoy, commandant de la base. Là, personne n’a de nom : celui des soldats est caché d’un bandeau noir dans l’enceinte de la prison. Les détenus appellent leurs gardes « MP’s » (pour Military Police) ; ces derniers les désignent en retour par leur numéro de cellule ou de lit.
Pour l’armée, cette dépersonnalisation est la marque de son professionnalisme. Nourriture halal, propreté impeccable, rotations perpétuelles des soldats pour éviter toute relation de connivence ou d’inimitié : « Chaque cellule est observée par un de mes hommes en moyenne toutes les 30 secondes », souligne le colonel Jerry Cannon, commandant du camp Delta. Pour diriger cet univers concentrationnaire d’un millier de places sans aucun équivalent, le Pentagone est allé chercher le shérif d’une bourgade du Michigan dont la prison compte à peine 60 lits. Guantanamo, à l’arrière de la guerre antiterroriste, est administrée aux deux tiers par les troupes de réserve et la Garde nationale.
Les militaires ont beau s’efforcer d’apparaître inattaquables dans le traitement des détenus, c’est un trou noir quand on s’enquiert de la raison d’être de tout cela. « C’est comme un iceberg, 90 % des opérations se déroulent sous le niveau de la mer », admet le général Geoffrey Miller, commandant de la Joint Task Force Guantanamo. Les interrogateurs, que l’on peut voir en civil se reposer près des baraquements du camp n° 3, sont tenus au silence. Le général assure qu’aucune méthode coercitive n’est utilisée : « Pas de privation de sommeil de plus de quinze heures, pas de sanctions sur la nourriture, pas de techniques stressantes », dit-il.
Officiellement, le renseignement collecté auprès des « ennemis combattants » est exploité sur trois niveaux : tactique (emploi du temps, armes utilisées), opérationnel (formation des cellules terroristes, chaîne de commandement) et stratégique (financement, circuits de communication). À en croire le général Miller, Texan bon enfant mais intraitable sur la discipline, « 85 % des interrogatoires sont presque devenus des conversations maintenant ». La création du camp n° 4 en février dernier aurait grandement contribué à rendre les prisonniers « coopératifs ».
Pourtant, il n’est pas une arrestation, pas un attentat déjoué, pas une percée dans la guerre antiterroriste qui aient été attribués de près ou de loin aux interrogatoires de Guantanamo. Compte tenu de la terrible réputation de « l’île du Diable », le Pentagone se serait-il privé d’exploiter un succès de cet ordre ? « Nous fournissons du renseignement utilisable en Afghanistan », soutient mordicus le général Miller. Pour lui, pas le moindre doute, « il n’y a aucun innocent parmi les détenus ».
Difficile à croire : 84 de ces hommes qu’il décrit comme « extrêmement dangereux » ont déjà été relâchés et renvoyés... à Kaboul, y compris ceux qui n’étaient pas de nationalité afghane. Plusieurs dizaines d’autres libérations sont imminentes. L’ONG Human Rights Watch a retrouvé d’anciens prisonniers : parmi eux, un chauffeur de taxi et tous ses passagers arrêtés dans une rafle...
Au camp Iguana, trois adolescents entre 13 et 16 ans sont isolés dans une petite maison avec vue sur la mer. « Ils ont été kidnappés et entraînés dans le terrorisme », dit le général. Il a personnellement recommandé leur libération au Pentagone depuis août dernier...
« Nous respectons la 3e convention de Genève, sauf quand les nécessités militaires l’interdisent », résume le commandant de la Task Force. Le droit international prévoit le statut d’« ennemi combattant », mais il interdit les détentions illimitées, les interrogatoires, l’absence d’avocats et de processus judiciaire. La Cour suprême des États-Unis a accepté de se pencher sur la question au début de l’année prochaine. Elle rendra son verdict à l’été.
Sous les pressions politiques et diplomatiques, l’édifice commence à se lézarder. Une cinquantaine de délégations étrangères sont déjà venues à Guantanamo ; une seconde mission française doit s’y rendre à la mi-janvier. Les premiers procès en cour martiale sont annoncés pour le début de l’année. Deux détenus, un Australien et un Britannique, viennent de se voir attribuer un avocat militaire commis d’office, alors qu’ils ne sont toujours inculpés d’aucun crime.
Les infrastructures du camp Delta ont été conçues pour durer « au moins dix ans ». « Nous sommes là pour longtemps, tant que durera la guerre globale contre le terrorisme », prédit le colonel Cannon. Mais l’irruption de la justice, fût-elle militaire, dans ce territoire hors la loi risque d’ouvrir une boîte de Pandore. Si quelque recours devient à la portée des « ennemis combattants » de cette guerre sans nom, Guantanamo ne sera plus tout à fait à l’écart du monde.
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