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REGARD «Histoires d’oiseaux, de peintures et de sentiments»: Harry Bellet, lettres; Fadia Haddad, peintures Leçons de lecture

Longtemps, Fadia Haddad a dessiné et peint des oiseaux. On serait bien embarrassé de les identifier parmi les 8 600 espèces répertoriées. C’est que les drôles d’oiseaux de Fadia ne sont pas des vertébrés ovipares tétrapodes à os creux et sang chaud recouverts de plumes, avec une tête munie d’un bec corné dépourvu de dents, généralement capables de voler et de marcher, leurs membres antérieurs étant des ailes et leurs membres postérieurs des pattes. Ils sont, tout simplement, de l’espèce «Fadia Haddadensi», grands voiliers fusiformes d’encre, de peinture et de papier, uniquement capables de voguer dans les espaces virtuels inventés par l’artiste.

Jonathan le goéland
Même pas des oiseaux mythologiques, aigle de Jupiter ou colombe de Vénus. Même pas des oiseaux fantastiques, alcyon, coquecigrue, phénix, rock. Pourtant, le phénix est familier de nos rivages et le rock croise dans les contes de Shéhérazade qui ont bercé notre enfance. Même pas des oiseaux héraldiques: certes, les créatures aériennes de Fadia sont «essorées» (en plein vol, généralement plané, peu souvent battu ou ramé), aux ailes «éployées», de «sable» (le noir du graphisme) et d’«argent» (le gris haddadien, ce gris modulé sur des tons inépuisables, qui fascine tant le peintre, sa couleur quasi exclusive, du moins sa couleur-fétiche). Mais elles sont beaucoup plus remuantes que les bestioles blasonnées. Elles s’envoient en l’air, se livrent à des acrobaties, des boucles, des méandres, des loopings, des piqués, des glissades, des retournements, des rase-mottes. Mêmes immobiles, une sorte de vigilance intérieure tend leur corps et dresse leur tête, ce qui ne les empêche pas de dormir parfois en vol ou de faire semblant. Pas des oiseaux migrateurs, cependant, plutôt des oiseaux marins qui atterrissent rarement, des cousins picturaux de Jonathan le goéland. On pourrait procéder à une lecture croisée du livre et des peintures, bien qu’elles ne soient pas littéraires ou narratives et n’aient d’autres histoires à raconter que des histoires de lignes, de couleurs, «d’art, de sentiments et d’oiseaux », comme le dit Harry Bellet.

Problème et solution
Des hiéroglyphes personnels? Pourquoi pas. Ils servent à traduire, dans leur extrême économie de moyens, tout un éventail d’états, de situations, d’émotions, d’idées. Il faudrait plutôt les déchiffrer comme une pure démarche picturale, une organisation de l’espace au bord du déséquilibre sans jamais y verser, une orchestration de motifs en contrepoint, à la limite de l’abstraction graphique, en mode intuitif ou sensitif plutôt que rationnel, générant une image empreinte d’ambiguïté, avec des effets de feuilletage de couches, de couleurs, de lavis, de glacis translucides et opalescents.
Fadia Haddad aborde les oiseaux sous tous les angles, dans toutes les postures, en plans généraux, rapprochés et en gros plans. Chaque œuvre est une sorte de problème plastique qu’elle se pose et qu’elle résout avec le maximum d’élégance, évitant les symétries faciles, ne retenant que ce qui est nécessaire, mais qui n’était pas évident pour vous et moi, à la solution recherchée.

Masques
Mais Fadia en a fini, apparemment avec les oiseaux, qu’ils soient de bon ou de mauvais augure. Elle est passée, comme on peut le voir à la galerie Alice Mogabgab, aux «Masques». Là aussi, des masques à elle, qui servent, comme les oiseaux, à décliner des constructions spatiales, mais aussi, inévitablement, des sentiments. D’ailleurs, les oiseaux étaient souvent réduits à leurs têtes, des masques ornithologiques plutôt qu’anthropologiques. Coïncidence ou pas, voici que cet ouvrage de bibliographie Histoires d’oiseaux, de peintures et de sentiments, qui était en gestation depuis 1996, sort aujourd’hui, comme pour signifier officiellement congé aux «piafs», ainsi que les appelle gentiment Harry Bellet qui signe les «lettres» accompagnant les 45 diptyques : deux peintures originales ( de 30 x 30 cm et de 20 x 19,5cm) dans chacun des 45 exemplaires servent d’introduction aux 90 reproductions (des photos encollées) et aux 39 textes.

Ornithopictomancie
Historien de l’art, chargé de la chronique du marché de l’art au quotidien Le Monde, Harry Bellet s’adonne ici à de subtils exercices de lecture, à une sorte d’ornithomancie ou plutôt de pictomancie. Chaque lettre, adressée à un frère censément mort de froid en bas âge, donc à un lecteur hypothétique, ou, comme il le dit lui-même, «apocryphe», est une description extrêmement fine et intelligente de ce qui se donne à voir dans les œuvres appariées de telle manière que l’une, souvent, sert de clé à l’autre, ou du moins aide à mieux en pénétrer les arcanes, par convergence ou divergence. Trente-neuf textes seulement parce que Bellet ne souhaitait pas la publication des textes correspondant à six des diptyques, sans autre explication. Ce qui laisse la porte ouverte au regardant-lecteur pour mesurer ses propres talents d’exégèse et d’interprétation à ceux de l’auteur.

Alternance du sens
Bellet, c’est évident, a longuement médité sur chaque peinture pour en démonter le mécanisme, si j’ose dire, en inventorier les éléments souvent peu évidents, les porter à l’attention du regardant, faire ressortir la logique interne et la nécessité de la composition qui les lie ensemble, y accrocher une approche paradoxale qui allie la précision des analyses à la préservation de l’ambivalence des structures, de façon à traduire l’indécidabilité ou l’alternance du sens. À propos d’une configuration cruciforme (celle-là même de maint oiseau dont les ailes, le corps, la tête et la queue embrasse l’espace entier du support carré), il écrit: «Selon que l’on est croyant ou chasseur, on peut y voir une croix ou une mire.» Et au sujet d’un oiseau becquetant un de ses semblables, il note: «Si tu es optimiste et confiant dans la nature ornithienne, tu peux toujours imaginer qu’il lui fait des bisous. Si tu es pessimiste et que tu connais la nature tout court, il le bouffe ».

Vol plané
Il faut déplorer que le livre ne soit pas disponible en version abordable. L’écriture de Bellet, simple, élégante et sophistiquée à la fois, fait écho à celle du Petit Prince. Ses lettres sont de magnifiques leçons de lecture picturale mais aussi de vie, une véritable pédagogie de décryptage de l’image, enrichissante et stimulante tant pour les esprits naïfs que pour les esprits blasés. On peut les lire et les relire, en suivant la description sur les reproductions, sans se lasser, tant le style est agréable et aisé, glissant sans insister, tel un vol plané. De la bonne et belle littérature, instructive de surcroît, chose plutôt rare en ce moment.

Une édition expurgée
Malheureusement, ces lettres si nourrissantes fourmillent de coquilles et de contresens, plus de 120 pour un ensemble de lignes finalement réduit. Ce qui gâche le plaisir d’un texte qui a été composé et corrigé d’une manière cavalière tout à fait indigne d’un ouvrage de cette qualité : format 34 x 33 cm, couverture cartonnée toilée estampillée d’une vignette, étui toilé, 104 pages sur papier Cottage 200g. La saisie sur machine trahit souvent le manuscrit : «crosse» devient «crasse», «pommeau» devient «panneau», «barrière» devient «bannière», «libre de rêver» devient «libre de rêves», «pâte à modeler» devient «patte à modeler», «boudin» devient «bondin», et ainsi de suite. Sans compter les aberrations dans les accords de genre et de nombre, les verbes mal conjugués, les accents égarés, les ponctuations erratiques. C’est un massacre en bonne et due forme d’un texte, encore une fois superbe, longuement mûri et réfléchi, qui appelait davantage de respect, un traitement moins irresponsable et hâtif. Il est toujours possible de se rattraper avec une édition de poche expurgée de ces inepties. Elle aurait un succès durable. (Édité par la galerie Alice Mogabgab, disponible à la galerie).

Joseph TARRAB
Longtemps, Fadia Haddad a dessiné et peint des oiseaux. On serait bien embarrassé de les identifier parmi les 8 600 espèces répertoriées. C’est que les drôles d’oiseaux de Fadia ne sont pas des vertébrés ovipares tétrapodes à os creux et sang chaud recouverts de plumes, avec une tête munie d’un bec corné dépourvu de dents, généralement capables de voler et de marcher, leurs...