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REGARD - « Janine Rubeiz et Dar el-Fan », ouvrage collectif Substantifique moelle

Il est difficile de dissocier Janine Rubeiz (1926-1992) de la brillante maison des arts et des lettres que fut Dar el-Fan durant ce que l’on a appelé rétrospectivement l’âge d’or de Beyrouth, à une époque où la capitale exerçait un magnétisme irrésistible sur tous ceux qui, au Liban et dans le monde arabe, se souciaient de création littéraire, poétique ou artistique, d’ouverture réciproque et de dialogue entre les civilisations, les religions, les idéologies, les traditions philosophiques et politiques, de pensée progressiste et d’engagement militant en faveur des grandes causes comme le socialisme, le panarabisme, la liberté, la défense et l’illustration de l’égalité des sexes, des droits des peuples, faisant bon marché parfois des droits des hommes concrets.

Table rase
De 1967 à 1975 et au-delà, Dar el-Fan fut un extraordinaire foyer d’activités incessantes, conférences, lectures poétiques, concerts, expositions d’arts plastiques, représentations théâtrales, projections de films, rencontres amicales autour d’un verre, débats prolongés tard la nuit. Un point d’ancrage et de repère dans la vie trépidante d’un Beyrouth enivré de sa propre effervescence et aveugle, dans sa rage de découvertes, d’expériences, de polémiques, au fossé qui se creusait entre ceux qui avaient tout et ceux qui n’avaient rien ou presque. Fossé qui finira par engloutir et la capitale et son phare culturel qui se dressait, dans la spacieuse maison bourgeoise traditionnelle de l’architecte Antoine Tabet, sur ce qu’on n’allait pas tarder à appeler la ligne de démarcation entre les deux moitiés de l’orange beyrouthine, à Ras el-Nabeh. Localisation frontalière hautement symbolique et, à ce titre, une fois le dialogue des cultures supplanté par la querelle des armes, exposée à toutes les calamités de la guerre qui n’épargna ni le bâtiment ni les archives. Tragédie récurrente dans la chronique de Beyrouth. On dirait que depuis des millénaires, une malédiction pèse sur ce que cette ville produit de meilleur, en sorte que l’histoire, régulièrement, fait table rase et recommence à zéro.
Il va sans dire que Dar el-Fan fut une entreprise collective, une formule unique de société anonyme à but culturel. Mais elle aurait avorté dès le début sans l’initiatrice passionnée et la cheville ouvrière obstinée que fut et que resta Janine Rubeiz, au-delà même de la disparition physique du local et surtout de la disparition de sa raison d’être morale en tant que centre de convivialité et d’échanges entre des identités et des appartenances différentes. Le sort de Dar el-Fan est en cela homologue au sort du centre-ville : quand on ne veut plus se parler, on commence par détruire les lieux de parole.

Sur la brèche
À lire dans le volume trilingue de témoignages et d’hommages rendus à sa personne et son action (Janine Rubeiz et Dar el-Fan, regard vers un patrimoine culturel, éditions Dar an-Nahar) les reproches qu’elle adresse aux membres du conseil d’administration pour leur inertie, leur indifférence, leur amateurisme et leur manque de motivation, on saisit combien la survie de cette institution unique par sa conception, son action, son rayonnement, lui a coûté de combats quotidiens acharnés contre toutes sortes d’obstacles extérieurs et de pesanteurs intérieures. Et on comprend sa lassitude. Qui ne l’empêcha pas, cependant, de poursuivre l’aventure dans son propre appartement de Raouché, malgré l’effondrement de tous les enjeux culturels et de tous les idéaux politiques d’un militantisme toujours sur la brèche.
Fille d’un homme à l’esprit libre, athée, marxiste et freudien à la fois, elle ne découvrit la véritable nature de la société libanaise, aux antipodes des convictions paternelles, qu’après son mariage. Elle en avait eu un avant-goût, cependant, après l’assassinat d’une camarade de classe dont elle se délivra en écrivant, dès la fin de ses études secondaires, une pièce de théâtre sur la mentalité confessionnelle, le crime d’honneur et la condition de la femme. Elle restera jusqu’à la fin une féministe de pointe. Malgré des études de mathématiques supérieures, le goût du théâtre ne la quitte pas : elle s’emploie à créer des costumes de scène pour les pièces de la troupe de Mounir Abou Debs et pour les représentations folkloriques du Festival de Baalbeck. Tout en adhérant au Parti progressiste de Kamal Joumblatt. En sorte que, plus tard, malgré son ouverture d’esprit et la largeur de ses vues, Dar el-Fan gardera longtemps une réputation sulfureuse dans les milieux de la bourgeoisie, pôle d’attraction et de répulsion à la fois.

Justice et vérité
Femme de tête et femme de cœur, maîtresse femme aussi magnétique par son physique que par son mental, Janine mena sa vie privée et sa vie publique comme elle l’entendait, assumant tout le bien et tout le mal, et revendiquant, à partir de quarante ans, le droit et même le devoir d’être heureuse envers et contre tout et tous. L’esprit, la langue et l’œil acérés, sa capacité d’analyse, de critique et d’ironie n’épargnait rien ni personne, mais toujours en face, à visage découvert, en adversaire intransigeante, cruelle mais loyale. Elle n’hésitait jamais à me morigéner sans ménagement, oralement ou par écrit, quand un de mes avis ne lui plaisait pas, non sans justifier son point de vue par de longs développements, avec pour seule boussole le souci de justice et de vérité. Valeurs dont elle n’ignorait pas la relativité mais qu’elle vénérait comme des absolus.

Miroir d’une époque
Janine Rubeiz et Dar el-Fan compte plus d’une quarantaine de contributions, souvenirs, témoignages, réflexions, textes de conférences, essais originaux, accompagnés d’un calendrier de toutes les manifestations, de la saison 1967-1968 à la saison 1974-1975 (curieusement, le mémorable concert du pianiste Henri Ghoraieb, le 26 juin 1975, ponctué par les tirs d’armes automatiques non loin de là, manque à l’appel), et d’un cahier de peintures où figurent les noms de la plupart des plasticiens confirmés de l’époque ainsi que ceux de jeunes artistes dont l’étoile gagnera en éclat durant la guerre et l’après-guerre.
La diversité et la richesse des thèmes, la multiplicité des points de vue font de cet ouvrage une somme indispensable, véritable miroir d’une époque qui croyait encore à l’efficace des idées et des idéaux, à leur pouvoir de changer le monde vers le plus-être et le mieux-être pour tous, et non seulement de le disséquer froidement et de l’interpréter. Cela s’appelle un « tombeau » où celui à qui l’on rend hommage repose tel qu’en lui-même le regard des autres le sublime.
Substantifique par sa moelle, l’ouvrage est un pavé malcommode à manier. Faute de couverture en dur, il s’arque et finit par se déformer. De par ses dimensions (30 x 30 cm) et son poids, il faut le mettre à plat, donc s’attabler studieusement pour le lire, le parcourir, voire le feuilleter. Mais cette ampleur permet une mise en page aérée et une lecture agréable et facile.
Une exposition des œuvres reproduites dans le cahier de peintures est visible à la galerie Janine Rubeiz où l’ouvrage est également disponible, tout comme dans les principales librairies.

Joseph TARRAB
Il est difficile de dissocier Janine Rubeiz (1926-1992) de la brillante maison des arts et des lettres que fut Dar el-Fan durant ce que l’on a appelé rétrospectivement l’âge d’or de Beyrouth, à une époque où la capitale exerçait un magnétisme irrésistible sur tous ceux qui, au Liban et dans le monde arabe, se souciaient de création littéraire, poétique ou artistique,...