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REGARD - Samir Sayegh: «Mémoires des lettres», poèmes et calligraphies (2) Traîtresse grammaire

Imaginez un amoureux transi faisant la cour à sa dulcinée à la manière du Cantique des Cantiques: «Tes petits seins mignons sont des citrons verts au zeste bien rugueux, illustres agrumes de nos plantations du Sud; tes balconnets pigeonnants bien proportionnés sont des tomates de serre chaude dopées aux hormones par nos agronomes diplômés ; tes énormes nénés siliconés sont une paire de pastèques vertes rayées de jaune, arrosées de sang de bœuf par nos ingénieux paysans». La mâchoire du triste sire se trouverait démantibulée illico presto par un bon uppercut de la donzelle outragée.

Une grappe de plus
ou de moins
C’est précisément cet outrage-là, non plus verbal mais visuel, qui s’étale sur les panneaux de la débile campagne de prévention du cancer du sein qui bat actuellement son plein. Ce ne sont pas les femmes libanaises, insultées par ces imbéciles métaphores rutacées, solanacées et cucurbitacées, qui ont tiré, je veux dire protesté, les premières. Non: ce sont les agriculteurs, indignés de ce malveillant dénigrement de leur excellentissime production, qui se sont élevés contre l’idée qu’elle puisse être associée d’une manière ou d’une autre à un tel fléau. Ce qui s’appelle être prompt à la détente. Mais le hasard vous a de ces ironies: le lendemain, le ministre de l’Agriculture annonçait, en pleine commission parlementaire, le renvoi à l’expéditeur, pour «haute toxicité», des raisins libanais exportés en Europe. Donc, si je ne m’abuse, pour risque de cancer, entre autres effets néfastes des pesticides internationalement prohibés dont ils avaient reçu une généreuse giclée. Quant à nous, consommateurs libanais, nous n’avons pas à nous en faire : nous sommes immunisés ou plutôt mithridatisés, n’est-ce pas, contre toutes sortes d’agents toxiques. Alors une grappe de plus ou de moins…

Ce qui reste du Liban
Les brillants auteurs de la campagne ont dû s’excuser, expliquer qu’ils cherchaient à stimuler l’imagination paresseuse de ces bêtasses de femmes sans attenter à la pudeur publique. Et que leur propre imagination en panne n’a rien trouvé de mieux que cet arcimboldesque calibrage des poitrines en trois gabarits écologiques légumo-fruitiers.
Il y a une limite à tout, même à la décence, quand elle se drape d’une telle mauvaise foi pudibonde. Quand, surtout, à longueur et largeur d’autostrades et même de routes de montagnes, y compris celle dite des «saints», transformés en vulgaires supports publicitaires, saints-sandwiches pour ainsi dire, dans le jurd de Batroun, des femmes aux trois quarts nues vantent à peu près tout, du string dernier cri au supermarché le plus proche. Sans oublier, bien entendu, les marques les plus sexy de soutiens-gorge ultracomprimants, propres à transformer un maigre citron en une tomate rebondie ou même en une auguste pastèque.
Les panneaux tapissent le paysage, refoulant cet importun non-monnayable dans les coulisses. Bientôt il n’y aura qu’un long couloir à multiples embranchements d’annonces et d’affiches, avec, derrière, ce qui reste du Liban.

Levée de boucliers
Comble de la proscription de tout ce qui exhale une odeur de femme, le slogan de la campagne enveloppe même la grammaire d’un voile de fausse universalité: au lieu de «Nous sommes toutes exposées (mou’arradate)», il proclame: «Nous sommes tous exposés (mou’arradoune)». Et pour marquer encore plus le coup, le texte explicatif qui, lui, s’adresse directement aux femmes, est imprimé en caractères si infimes qu’il en est presque illisible: de l’invisibilité à l’illisibilité, le tour est joué. Voilà pourquoi, monsieur, votre fille est malade. À se demander si la campagne est avec les femmes ou avec le cancer.
Si ceux qui se soucient si maladroitement, pour ne pas dire plus, de la santé des Libanaises voulaient user d’allusions abstraites pour n’offenser personne, ils n’avaient qu’à recourir, encore une fois, aux ressources infinies de l’art calligraphique arabe. Puisque, de toutes façons, nous sommes «mou’arradouNe», un petit, un moyen et un grand «noun» (demi-cercle surmonté d’un point) eussent fait l’affaire sans blesser la susceptibilité de notre glorieuse agriculture ni la dignité de nos trop magnanimes compagnes.
Mais on n’en finirait pas là, probablement. Ce «noun» introuvable aurait peut-être provoqué une levée de boucliers pour profanation du mystérieux verse: «Noun et le calame».
Première moralité: aucun sujet abordable qui ne soit désormais une possible pomme de discorde. Deuxième moralité: il vaut mieux dire et montrer les choses telles qu’elles sont sans user de finasseries métaphoriques.

L’étreinte première
Ce «noun», lettre terminale de «Loubnane», nous ramène opportunément à notre propos premier, l’art calligraphique de Samir Sayegh : lettre superbe entre toutes, elle s’incurve comme un encrier pour le roseau, sa coupe figurant le récipient et son point le bec de l’instrument. Sa figure résume le contenu du verset, qui est, dans sa forme absolument condensée, le rapport éternel entre le Masculin et le Féminin, autrement dit entre «Lui» («Huwa») et «Elle» («Hiya»), entre le pôle positif et le pôle négatif, le pôle actif et le pôle passif ou le pôle donateur et le pôle récepteur de la manifestation universelle. Ce rapport est celui-là même du symbolisme de la croix, branche verticale positive, branche horizontale négative. La croix ne dit pas autre chose que le verset, et inversement.
Même si le calligraphe tente de «désacraliser» ou de ramener du ciel sur la terre le «Huwa» en l’association au «Hiya», il ne saurait réussir dans son entreprise, précisément à cause de leur inséparabilité principielle, celle du calame et de la «Tablette préservée» («al-Lawh al-Mahfouz»). Cette inséparabilité est dynamique et non statique, celle du mouvement de la main qui plonge le roseau dans l’encre, traduit ici par un dispositif calligraphique blanc sur noir similaire à celui des prototypes sayeghiens du «Huwa» et du «Hiya»: «Fi», «dans», préposition de liaison dynamique qui assure l’indissociabilité de l’étreinte première, de Shiva et de sa Shakti en termes hindouistes, de la colonne du Père et de la colonne de la Mère en terme kabbalistiques. Et en termes de Noms Précellents, si «Huwa» est l’aspect «Jalal» (Majesté) et «Hiya» l’aspect «Jamal» (Beauté), l’indissociabilité du «Fi» est l’aspect «Kamal» (Perfection).
Même à son niveau le plus élémentaire, la calligraphie arabe nous ramène au registre métaphysique. Dans son usage quotidien, cette tonalité est simplement voilée mais affleure perpétuellement à la surface. Le simple fait d’écrire reproduit, d’une certaine façon, le fonctionnement global de la manifestation bipolaire, qu’Ibn Arabi décrivait comme une opération de «nikah» multidimensionnel, une universelle fornication (donation et réception) de haut en bas de l’échelle des êtres visibles et invisibles.

Double approche
À son tour, la structure d’ensemble de l’exposition de Samir répercute cette dualité-complémentarité fondamentale. D’un côté, les carrelages à stricte calligraphie géométrique mettent en œuvre les lois des isométries cristallines, carrelages qui suggèrent une possible utilisation artisanale ou industrielle des modèles générés. De l’autre, les calligraphies émancipées qui dépassent la notion de lettre et de mot vers des formes pures où seules comptent les opacités, les transparences, la sensibilité et la subtilité des tracés quasi organiques. D’un côté, le sec et le froid, de l’autre l’humide et le chaud. D’un côté la nécessité, de l’autre la liberté. D’un côté, la loi patriarcale-masculine: «Dura lex, sed lex». De l’autre, l’intégration compassionnelle matriarcale-féminine. D’un côté, le règne du jour, de l’évidence rationnelle, de la clarté solaire sans secrets, sans mythes ou plutôt dont le mystère est en pleine lumière. De l’autre, le règne de la nuit, de l’intuition créatrice, de l’intelligence émotionnelle, du laxisme, de l’incertitude, de l’obscure clarté lunaire. D’un côté, le calcul, les règles, les limites. De l’autre la fantaisie, le dérèglement, la transgression.
C’est dans la démarche même de Samir Sayegh, dans sa double approche de l’art calligraphique, la systématique et la délurée, la solaire et la lunaire, que s’unissent le «Huwa» et le «Hiya», démontrant encore une fois, d’une nouvelle façon, leur complémentarité.
Seuls n’ont pas compris cette complémentarité les hommes qui ont patriarcalement essayé de se substituer aux femmes pour parler en leur nom et qui se sont trahis en utilisant le masculin pluriel au lieu du féminin pluriel. Traîtresse grammaire. (Galerie Agial).

Joseph TARRAB
Imaginez un amoureux transi faisant la cour à sa dulcinée à la manière du Cantique des Cantiques: «Tes petits seins mignons sont des citrons verts au zeste bien rugueux, illustres agrumes de nos plantations du Sud; tes balconnets pigeonnants bien proportionnés sont des tomates de serre chaude dopées aux hormones par nos agronomes diplômés ; tes énormes nénés siliconés sont une paire...