Rechercher
Rechercher

Actualités

REGARD - Samir Sayegh : « Mémoires des Lettres », poèmes et calligraphies (1) Lumière sur lumière

Tout en continuant à travailler d’arrache-pied, peut-être vaudrait-il mieux dire d’arrache-main, voire d’arrache-cœur, Samir Sayegh, poète calligraphe par excellence, avait perdu l’envie de publier et d’exposer. Il préférait les petits comités d’amis et d’amateurs propices aux échanges fructueux. Mais voici qu’imposant silence à ses réticences et au sentiment de vanité que lui inspirent les rituels du monde de l’art et de l’édition, il consent à exposer et publie un petit ouvrage précieux tant par sa forme, mise en page toute en discrétion, papier aux belles blondeurs de vieil ivoire, calligraphie des poèmes en écriture cursive, impression des illustrations en bistre duotone, que par son contenu, ces «mémoires» qui relatent, en textes denses et brefs, les vicissitudes et du calligraphe et des lettres arabes qu’il se hasarde à tracer.

Êtres vivants
Lettres arabes qui sont, selon l’exergue signé Ibn Arabi, «une nation parmi les nations» ayant des «prophètes de leur espèce». C’est dire que nous sommes introduits d’emblée dans un contexte et un climat tout autres que ceux des simples techniques de sélection des calames de roseaux, de leur taille, du choix des encres, de l’élection des papiers idoines, des règles des différents styles traditionnels, du «coufi» au «diwani», du «thuluth» au «naskhi», du respect des rapports et des proportions.
Ici, les lettres arabes sont des êtres vivants qui ont des sentiments, des états d’âme, des sympathies et des antipathies, des affinités électives, des incompatibilités d’humeur, des attirances et des répulsions, des ressemblances et des dissemblances, des idylles, des mariages heureux ou malheureux, des divorces, des aventures.

Voyage initiatique
Le «lam-alef», où «l’amant» étreint «l’aimé» et où «le point d’union est le point de séparation» en sorte que l’un et l’autre s’interrogent: «Le vois-je avec mes yeux ou avec les siens?», est dans une tout autre disposition d’esprit que le «sin» et le «sad» que rien ne prédestine à la familiarité. Ou que cette lettre dont l’extension potentielle est telle que l’apprenti- calligraphe demande au maître: «Comment arriver à la fin du “Ba’” sans que tremble la main et se coupe le souffle?». Réponse du maître en forme de question: «As-tu vu la fin avant le commencement?». Panique de l’apprenti: «Dois-je mourir pour arriver?». Modeler une simple lettre (il est vrai qu’il s’agit de l’initiale du Coran, lettre capitale entre toutes, dont le point inférieur, selon un dit soufi, contiendrait le Livre lequel contient l’Univers) revient donc, dans l’optique de Samir Sayegh, orfèvre en la matière, à entreprendre un véritable voyage initiatique menacé, à chaque infime avancée du roseau, de mille périls, du relâchement de la pression des doigts, de l’étranglement du calame asséché, la main, freinée par l’encre rétive, se précipitant vers «l’abîme de la blancheur».

Les arcanes du néant
Tracer une lettre met en œuvre toute une métaphysique, une mécanique céleste, une balance astrale, comme si la ligne noire tantôt opaque, tantôt évanescente, devait séparer les eaux d’en bas des eaux d’en haut. Équilibrage, dosage et calibrage qui évoquent le chant hautement nostalgique de la flûte de roseau (plante des plus talentueuses, on le voit), le «nay» droit comme un «alef». Lettre ambiguë qui est une lettre sans l’être tout à fait: la «rectitude absolue est absence absolue». «Elle ne possède pas de nom et possède tous les noms». Unique, solitaire, elle engendre toutes les autres lettres: «Je me propage et me disperse: les lettres naissent». L’«alef» entretient la nostalgie des «temps génésiaques» et aspire même à ce qui «était avant le commencement». À la rectitude «thuluthique» succède la courbure «diwanique» ottomane :
«Le vertige m’a gagné de voir mes extrémités se rejoindre et se clore sur elles-mêmes». L’ «alef» se met alors à admirer la giration des derviches tourneurs dansant, virevoltant, tantôt en expansion, tantôt en contraction. Auparavant, il avait connu l’Andalousie où «L’absence est une miséricorde pour l’œil qui regarde sans voir: je me cachais en moi-même, je m’attristais jusqu’à ce que le cœur fonde et me courbais jusqu’à m’assécher»… «Les lettres naissent de moi, mais elles ne sont pas et ne seront pas moi… C’est ainsi que je suis sorti du monde les lettres pour rentrer dans les arcanes du néant: les lettres naissent de se souvenir de moi, je m’existencie de me souvenir de moi-même».

Le saint ne prie pas
Dans son dialogue avec lui-même, avec le maître présent-absent, le poète calligraphe ou le calligraphe poète se met à l’écoute et à l’école de l’alphabet à travers l’écriture, explorant non seulement le corps de la lettre, son anatomie, ses configurations et reconfigurations, mais son cœur, son esprit, son âme, l’essence du rôle singulier qu’elle assume au sein de la « nation », du « monde » ou du « jardin » des lettres dont elle est un irremplaçable parfum.
Ainsi, l’atmosphère du « ré » et du « dal », ces faux jumeaux graphiques qui risquent d’être confondus et que de minimes inflexions du roseau distinguent l’un de l’autre, d’où une certaine « jalousie », un amour-haine entre des parents si proches de figure et si éloignés de caractère et de prononciation. Mais « Paix à la lumière qui polit les miroirs, et alors nous nous ressemblons ».
Seul le « waw », lettre et particule de conjonction, a le pouvoir de joindre ce qui est différent : « Je réside entre l’eau et l’argile, le feu et l’eau, le roseau et l’encre, l’œil et la main ». Ce « waw » apparaît, dans telle calligraphie ottomane, tel un « orant » : serait-il un « saint » ? « Je le suis et ne le suis pas. Je me vois loin de moi, je suis impatient de moi, je m’attriste sur moi-même… Dès que je m’accompagne, je me multiplie ». « Lequel d’entre vous est le saint ? » s’enquiert celui qui est à l’écoute : « J’ai cru que le saint est encre, j’ai cru que le saint est blancheur… J’ai compris que je ne puis être saint… que le saint ne prie pas mais dort ». Il n’en reste pas moins que le « waw » est un « imam » qui « relie les prophètes entre eux » : «J’adjoins un prophète à l’autre, d’Adam au Sceau des prophètes »… «Je meurs et je nais «alef» (alpha), je meurs et je suis le «ya’» (oméga)».

Avant le « alef »
Bien sûr, le « waw » se souvient du «ha’», le «mim» voit ses «habits cousus» par «l’œil qui entretisse l’encre et les rêves», le «kaf», «char de voyage», s’adresse au «sin» et au «sad» pour affirmer qu’il reste le «kaf» de «kun» (sois!: l’ordre créateur) et le «kaf» de «yakun» (l’ordre réalisé), le « sin » évoque «l’éloignement qui est proximité», le « sad » songe que «les yeux dorment – et voient», le «jim» évoque «la mort au début et l’unité à la fin», le «mim» murmure que «l’appel est le secret de la métamorphose».
Et la «hamza»? Elle sait qu’elle n’appartient pas à la tribu des lettres: «Je viens avant le “alef” et après le “ya’”, dès les temps premiers je migre... Je suis de la terre des gemmes, j’aimerais tant orner les doigts, que l’ “alef” me porte au commencement, que je sois la séduction du “ya’” à la fin».

Au bord des larmes
Avec son acuité, sa pénétration, son intuition de poète, Samir Sayegh nous introduit dans un enclos de merveilles d’autant plus uniques qu’elles sont pour la plupart intraduisibles puisqu’elles mettent en jeu et en œuvre les relations des lettres au sein des vocables arabes. Comment traduire : «Mim, où dors-tu? En été, je dors dans le giron de la lune (“qaMar”), en hiver au cœur (l’arabe, plus éloquent, dit “dans l’œil”) du soleil (chaMs)»? Parmi les nombreuses connotations croisées de ces vers, se rappeler les 14 lettres «lunaires» et les 14 lettres «solaires» de l’arabe, autant que les mansions de la lune ou que les phalanges des mains magiques du poète-calligraphe-artisan.
Après avoir surpris sa complicité avec les lettres, sa connaissance de leurs travestissements et transformations, après avoir compris que pour lui elles ne sont pas des objets inertes, des automates dociles mais de libres sujets qui peuvent mener le calligraphe au bord des larmes: «Je demande: les lettres empruntent-elles l’encre des larmes de l’œil lorsque le roseau s’étrangle?», nous pouvons contempler avec un regard tout autre les fragments calligraphiques et les permutations de modules constitués essentiellement des mots «salam», paix, «huwa», lui, «hiya», elle, à part la «basmalah» et le fragment de verset «nour ala nour», lumière sur lumière.
Lumière de la poésie sur lumière de la calligraphie, lumière de «huwa» sur lumière de «hiya» (équilibre nécessaire du yin et du yang, de l’animus et de l’anima, des faces de Majesté («jalal») et de Beauté («jamal») du divin, lumière de paix sur lumière de paix. On le constate, sous la placidité illusoirement neutre de l’abstraction calligraphique resurgissent les causes, les combats, les querelles et les débats du monde actuel.
(Ouvrage d’art de 160 pages et exposition de 39 pièces, acryliques, encres, bois gravés, estampages or à la galerie Agial).

Joseph TARRAB
Tout en continuant à travailler d’arrache-pied, peut-être vaudrait-il mieux dire d’arrache-main, voire d’arrache-cœur, Samir Sayegh, poète calligraphe par excellence, avait perdu l’envie de publier et d’exposer. Il préférait les petits comités d’amis et d’amateurs propices aux échanges fructueux. Mais voici qu’imposant silence à ses réticences et au sentiment de vanité...