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REGARD - Nada Sehnaoui : « Fractions de mémoire », installation (2) Une matrice virtuelle interne

Vue à partir du pont du ring Fouad Chéhab qui la surplombe à une certaine distance, l’installation de Nada Sehnaoui « Fractions de mémoire » (voir L’Orient-Le Jour du 19 juillet 2003) apparaît comme un champ de vestiges archéologiques. Les piles de journaux, piles « feuilletées » pour ainsi dire, s’identifient facilement aux colonnettes de briques des thermes romains qui servaient à la surélévation du plancher des salles chaudes, colonnettes elles aussi « feuilletées » puisque constituées de briquettes superposées. En tout cas, la hauteur modeste des piles, qui oblige à se pencher pour lire les textes apposés à leurs sommets, retrouve la hauteur de la plupart des ruines plus ou moins arasées des antiques cités beyrouthines. Dans les deux cas, il faut s’approcher de très près pour distinguer de quoi il s’agit.

Une double métaphore
La visite à ras de sol de l’installation formée géométriquement de rangées et de colonnes (comme un damier ou tout autre système de coordonnées orthogonales) ne permet pas de se rendre compte tout à fait de cet aspect « archéologique » qui ne se manifeste que par la vue aérienne globale, le plan panoramique en contre-plongée à partir du pont. Il faut stopper la voiture, descendre et se pencher par-dessus le parapet. Comme la perspective écrase les piles et qu’il n’est pas évident d’emblée qu’il s’agit de journaux, même si on le sait, l’illusion d’un terrain de fouilles ordonné est presque parfaite. Je ne crois pas que Nada Sehnaoui ait songé à reconstituer le plan au sol d’un édifice public romain imaginaire de la Colonia Augusta Felix Berytus, voire le plan d’une ville aux avenues rectilignes se coupant à angle droit, invention que l’on attribue d’ailleurs à un architecte-urbaniste phénicien, mais c’est tout comme. Spontanément, pour ainsi dire, son installation s’est identifiée, sur ce terrain vague, cette friche urbaine, dès le moment où elle a cherché à la définir en termes rigoureux, aux dispositifs architecturaux et urbains qui occupent les terrains de fouilles avoisinants. S’inscrivant avec un remarquable naturel dans le contexte du centre-ville, elle en présente, par sa configuration simple comme un axiome, une double métaphore, quant au passé et quant au futur.


L’invisible sous le visible
Après l’adoption du principe de distribution régulière, la structure devient à la fois nécessaire et suffisante. Elle ne l’était pas auparavant, puisque Nada Sehnaoui aurait pu choisir d’autres types, tout à fait différents de présentation des textes envoyés par le public : panneaux, fils à linge, etc. Systèmes qui auraient d’ailleurs facilité la lecture, rendue ici paradoxalement pénible comme pour y inviter et en dissuader à la fois. En un sens, on pourrait dire que la ville qui, avec ses couches historiques superposées, est elle aussi à structure feuilletée, a pour ainsi dire inspiré sinon imposé subliminalement cette disposition particulière (dont la curieuse particularité est d’être universelle) et des piles et de leur ensemble.
L’idée d’utiliser des journaux qui stockent la chronique et donc la mémoire de la ville et de ses habitants est sans doute liée au fait que plusieurs quotidiens, dont L’Orient-Le Jour, ont sponsorisé en partie l’opération, fournissant le matériau des piles et l’élément du feuilletage. Sous chaque texte visible, il y a donc une série de textes invisibles, tout comme sous la ville visible il y avait et il y a toujours une série de villes invisibles. Même la pile isolée joue donc la métaphore et mime les strates successives, continuités et ruptures, de la ville.

Feuilletage
Je fais semblant de croire que Nada Sehnaoui a été pour ainsi dire téléguidée par le génie des lieux dans son occupation de l’espace urbain et que les similarités structurelles et autres ne sont pas le fruit du hasard. Elles ne le sont effectivement pas, mais en un autre sens. Nada Sehnaoui a toujours été fascinée par les dispositions géométriques régulières et répétitives qui forment un maillage, chaîne et trame, assimilable à une sorte de feuilletage horizontal. Si l’on étalait à même le sol certaines de ses peintures exposées aux divers Salons d’automne du musée Sursock, par exemple celle où, sur des carrés de papier collés en rangées et colonnes, elle réitère obsessionnellement une même phrase : « Il est venu, il a pris mon enfant », réitération à la fois visuelle et auditive, on obtiendrait le plan de son installation de la place Debbas. Il suffirait de visualiser les carrés s’exhaussant en colonnettes pour obtenir une maquette en trois dimensions du terrain et de l’installation à la fois. L’installation était en quelque sorte précontenue dans la peinture. En outre, Nada Sehnaoui a déjà utilisé les journaux comme supports de ses interventions en peignant les numéros d’une année entière ou presque de L’Orient-Le Jour. Là aussi, les démarches d’empilement, de répétition, de juxtaposition, de feuilletage étaient à l’œuvre comme il apparut lors de l’exposition. Son installation des œuvres (sollicitées par elle) des élèves de l’International College sur l’école idéale obéissait aux mêmes principes, utilisant même des gradins, qui sont une superposition en décalage, pour exposer des étages successifs de feuilles juxtaposées de dimensions identiques. Même ses premières peintures représentaient les rangées verticales et horizontales des fenêtres des gratte-ciel américains.

Convergence
Il n’est donc guère étonnant qu’elle ait opté pour cette forme particulière d’installation plutôt que pour une autre. Forme qui provient apparemment d’un modèle régulateur interne ou d’une matrice virtuelle ancrée dans sa psyché et qui se projette ou s’actualise, à travers le temps, en œuvres concrètes semblables et différentes : là aussi, le principe de réitération est à l’œuvre, avec le décalage nécessaire à la spécificité et à l’originalité de chaque matérialisation ou réalisation. Forme qui n’a rien à voir, donc, avec celle des installations de Buren ou d’autres artistes contemporains, même si elle accuse une certaine parenté d’esprit ou un même air du temps. Dès le début, une cohérence intrinsèque oriente les travaux successifs de Nada Sehnaoui. Si son installation actuelle retrouve, par une heureuse rencontre, l’esprit complexe feuilleté de la ville, c’est par convergence, non par mimétisme. Il se trouve que, par certains côtés, Nada Sehnaoui ressemble à Beyrouth. Mais on peut se poser la question : elle a étudié dans sa thèse de sociologie, avant de se consacrer aux arts plastiques, la modernisation de la capitale au tournant du XXe siècle. Elle a donc fouillé les archives, les journaux, les mémoires, les rapports, les récits pour exhumer la ville ancienne sous la ville nouvelle et retrouver le passage de l’une à l’autre. A-t-elle, dans ce processus, saisi par la pensée, le sentiment et l’intuition la nature stratifiée des constitutions physiques et humaines de la ville, l’une verticale et l’autre horizontale ? La thèse est-elle à l’origine de la matrice virtuelle interne ou est-ce, au rebours, la matrice, dont la préexistence requiert alors explication, qui est à l’origine de la thèse ? Nada Sehnaoui a également tâté du cinéma. Or, le film est, lui aussi, une structure physique répétitive dans l’espace, feuilletée dans le temps (les 24 images-seconde). A-t-il fonctionné pour elle comme modèle générateur de formes ?
L’obsession de répétition ou d’une manière plus neutre le principe de répétition est, en tout cas, un des traits majeurs des arts actuels de l’espace et du temps. On le retrouve, pour ne prendre que ce seul exemple musical, à la base de plus d’un chef-d’œuvre d’un compositeur contemporain relativement accessible, Philip Glass.(Place Debbas).

Joseph TARRAB
Vue à partir du pont du ring Fouad Chéhab qui la surplombe à une certaine distance, l’installation de Nada Sehnaoui « Fractions de mémoire » (voir L’Orient-Le Jour du 19 juillet 2003) apparaît comme un champ de vestiges archéologiques. Les piles de journaux, piles « feuilletées » pour ainsi dire, s’identifient facilement aux colonnettes de briques des thermes romains qui...