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REGARD - Miquel Navarro : « Une ville dans vos mains », installation Phalanges ou rosaires?

Peu de thèmes ont autant exercé la pensée et l’imagination de penseurs, d’artistes, d’écrivains, d’architectes, de visionnaires que celui de la ville. La Bible attribue à Caïn la construction des premières villes et la tradition occidentale à un architecte de Tyr l’invention du plan à grille orthogonale, laissant dans l’ombre les réalisations des civilisations asiatiques.

Mésocosme
Platon a rêvé sur la capitale de l’Atlantide à triple enceinte concentrique et proportions harmoniques reflétant celles de l’Âme du Monde. Les villes antiques, dans les diverses civilisations orientales et occidentales, sont toutes, à divers degrés, les projections terrestres de l’ordre céleste, de l’harmonie des sphères, du cercle zodiacal. Elles tentent de réduire le désordre terrestre à l’aide de la géomancie qui fixe l’implantation juste, aux points de convergence des courants telluriques, hydrauliques et éoliens. Fonder une ville exigeait de se rendre propices les puissances divines et chtoniennes, de neutraliser les forces du mal par les forces du bien en procédant à des cérémonies de consécration de l’enceinte première, de sacrifices d’expiation, d’exorcismes. La capitale était symboliquement le centre du monde, le lieu par excellence du temple cosmique, le cœur du royaume. Tout comme au macrocosme, la ville, mandala mésocosmique, correspondait au microcosme, au corps humain dont les cinq sens sont les portes, modèle d’unité et d’intégrité physique et psychique, organisme régi par des valeurs d’homéostasie, d’équilibre, de santé.

Interdits et tabous
Que d’utopistes ruminèrent leurs visions de la cité idéale: saint Jean, saint Augustin, al-Farabi, Thomas Moore, Campanella, Rousseau, Fourier, Marx, Orwell et tant d’autres. Toutes visions en un certain sens, par certains aspects, voire fondamentalement cauchemardesques. Parce que toutes prétendent fonder en raison, ou en déraison, le vivre-ensemble à coups de réglementations, d’exclusions, d’interdits et de tabous. Comme si on ne pouvait assurer l’ordre et la stabilité qu’en mettant au ban de la société une catégorie particulière de personnes, des poètes aux tziganes, des dissidents aux homosexuels. Toutes ressemblent à des camps de concentration ou à des casernes plus ou moins vivables, lieux hostiles à l’individu à force de vouloir planifier son bonheur et sa prospérité. À l’individu et à la vie. Les architectes et les urbanistes n’ont pas la main plus heureuse et l’on sait de reste l’échec des «villes nouvelles» un peu partout dans le monde.

Ville nomade
La «urbe» de l’Espagnol Miquel Navarro ne déroge pas à la règle. Là aussi, c’est le cauchemar matérialisé d’un ordre abstrait, totalement cérébral, à sensibilité humaine nulle, plaqué sur un sol vierge. Cauchemar d’autant plus inquiétant qu’il figure une ville en pleine débandade, une ville qui, abandonnant la sédentarité, semble, à l’instar de nos villes actuelles, déborder son enceinte première, d’ailleurs ici significativement inexistante, pour se mettre à nomadiser, envahissant son environnement par des espèces de phalanges romaines architecturales, austères modules en fer rouillé, cubes, pyramides tronquées et autres polyèdres en formations de combat, en rangs et colonnes (3x10, 6x6, 4x9, 3x13, 4x9,6x7, 2x20, etc.). Chaque phalange étant autocontenue et sans rapport nécessaire avec les autres, comme si les articulations de la ville commençaient à se défaire.

Gulliver à Lilliput
Trois enceintes, à l’intérieur de la ville, rappellent d’ailleurs, par leurs structures, avec tours d’angles et tours de courtines, les grandes forteresses byzantines et arabes de la région. Tout comme elles peuvent évoquer des usines devenues obsolètes en ces temps postindustriels, des casernes, des camps de concentration avec leurs miradors, voire des mosquées avec leurs minarets pointus à la turque.
Le visiteur a l’impression d’être Gulliver dans une ville lilliputienne déserte étalée à ses pieds, en sorte qu’il la contemple, vu les proportions, de très haut, en contre-plongée. Un agent de sécurité veille à ce que vous ne dérangiez pas le dispositif arbitraire, imposé par le bon vouloir du sculpteur-urbaniste-installateur, une espèce de «La ville, c’est moi», bien qu’il y ait là une potentialité combinatoire et ludique non exploitée, voire interdite, ce qui contredit le «entre vos mains» du titre.

Antiphrase
À force de se demander comment ces éléments métalliques rouillés sèchement géométriques peuvent constituer une ville – qu’est-ce qu’une ville sans ses habitants? – on finit par conclure que le titre de l’installation est inadéquat ou que Miquel Navarro pratique l’antiphrase. Ceci n’est pas une ville et elle n’est sûrement pas entre vos mains. L’utopie est qu’elle le soit vraiment. Il est arrivé que l’artiste propose des éléments semblables en jeu combinatoire pour enfants. Mais il semble avoir renoncé à permettre cette liberté d’interprétation et d’intervention du spectateur. Il y a un ordre qu’il faut respecter. Quel édile, d’ailleurs, ou quel urbaniste permettrait aux usagers des villes de modifier à leur gré leurs structures et configurations?

Sentiment de malaise
La répétitivité des éléments, leur ordonnancement rigoureux quasi inhumain rappellent, plutôt qu’une ville avec ses quartiers, même à bâtisses identiques, les œuvres des sculpteurs minimalistes et les praticiens de l’arte povera dont Navarro peut se réclamer. À cette différence près que ceux-ci et ceux-là se seraient contentés d’une seule phalange d’éléments géométriques, à une échelle probablement plus grande, de manière à occuper l’espace disponible avec, par exemple, 10 ou 12 cubes. Navarro est plus volubile. Ici, c’est une maquette de quelque chose qui se veut une ville. Et parce qu’elle est, à la fois, rigidement fixe et capable, cependant, d’être bouleversée ou réordonnée à volonté par le simple déplacement des pions sur l’échiquier invisible de la trame urbaine, elle provoque, par cette contradiction insoluble d’une œuvre en même temps ouverte et fermée, d’une dialectique figée par souveraine décision, un sentiment de contrainte, de refoulement, de malaise et de frustration, tel que le susciterait le pouvoir absolu d’un tyran.

Mystique masqué?
Miquel Navarro viendrait-il nous parler, mine de rien, du despotisme oriental? Ou voit-il le monde contemporain comme une prison d’autant plus hermétiquement close qu’elle est apparemment sans clôture, la seule échappée à la plate horizontalité de l’uniformité universelle (le fameux «on» de son concitoyen Ortega y Gasset) se faisant par la verticalité négative des cheminées de centrales, d’usines, de fours crématoires? Ou par celle, positive, des minarets, tours de télécommunications et autres moyens de se re-lier avec le haut, le large, le lointain, le supérieur, l’espace, le cosmos? Navarro viendrait-il pointer le ciel comme la seule issue, d’autant plus qu’il y a une formidable disproportion entre les éléments de construction au ras du sol et l’élan ascensionnel des donjons ou campaniles métalliques? Miquel Navarro serait-il un mystique masqué, ce que tendrait à indiquer l’ascétisme de ses unités modulaires répétitives qui peuvent figurer la matérialisation de mantras ou de formules propitiatoires égrenées un nombre réglementaire de fois? Ses phalanges sont-elles des chapelets, des malas, des rosaires? Est-ce là le sens second de l’expression du titre «dans vos mains»? D’ailleurs, son installation, par ses dimensions globales mettant en œuvre des chiffres hautement symboliques (7x14m), indique un certain sens du sacré presque entièrement perdu dans le monde contemporain où il est supplanté par le religieux et le confessionnel convertis en formations de combat, phalanges maniant le chapelet ou le rosaire d’une main et le fusil de l’autre. (Instituto Cervantes, Maarad).

Joseph TARRAB
Peu de thèmes ont autant exercé la pensée et l’imagination de penseurs, d’artistes, d’écrivains, d’architectes, de visionnaires que celui de la ville. La Bible attribue à Caïn la construction des premières villes et la tradition occidentale à un architecte de Tyr l’invention du plan à grille orthogonale, laissant dans l’ombre les réalisations des civilisations...