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REGARD - Nazir Ismail, œuvres sur papier ; « Visages », exposition collective Personne et personne

Les traditions picturales arabes sont tenaces. Depuis des décennies, les plasticiens d’Orient dessinent, peignent, façonnent, taillent des formes humaines anonymes, immobiles comme des statues de sel interchangeables ou des stèles minérales monolithiques à deux dimensions. La troisième, qui suppose une amorce d’individualisation, n’étant le plus souvent suggérée que par la couleur.

Raquette cycladique
Les figures du peintre syrien Nazir Ismail, œuvres sur papier recourant à diverses techniques, sont significatives à cet égard. Difficilement qualifiables de visages, elles ont une forme canonique de raquette cycladique allongée. Les traits affleurent à peine, simples indices, traces, vestiges qui demeurent en se dérobant. Comme si le processus d’arasement, de nivellement, d’aplatissement, d’effacement auquel la société soumet l’individu ne lui laissait qu’un simple souvenir d’humanité. Et encore peut-il difficilement se targuer de son individualité. Il n’existe qu’en exemplaires multiples juxtaposés, serrés comme des sardines dans un espace qui ne laisse aucune marge de manœuvre. Le moindre mouvement dérangerait cet ordonnancement de columbarium.

Cage invisible
Il n’y a pas d’issue à l’immobilité pour cette foule de clones qui se côtoient frontalement sans que jamais un œil n’en croise un autre. Image de l’immobilisme social, culturel, moral, politique. Parfois un oiseau se pose sur une tête comme pour suggérer la possibilité d’une libération, d’un envol hors de cette prison intériorisée. Mais il ne déploie jamais ses ailes. Lui aussi habite une cage invisible.
Tout concourt à cette impression d’un monde surpeuplé sans épaisseur ni perspective : le papier froissé ou à grosses granulations, le minimalisme graphique et chromatique, les boîtes déployées, aplaties et encollées sur lesquelles sont peints ces ovoïdes avortons adultes, hommes et femmes, terriblement seuls, solitaires en commun, dans l’attente d’un changement qui ne peut venir là où rien ne se passe, où tout est bloqué parce que personne ne prend d’initiative. Le groupe pourrait le faire, mais il est paralysé par ses traditions, ses obsessions, ses peurs. D’où la tristesse qui exsude de cette humanité en conserve confrontée à son propre vide.

Inventaire entomologique
L’art de Nazir Ismail, tout d’abréviations et d’élisions, fait de ses papiers et de ses cahiers polyptiques une sorte d’inventaire entomologique de l’étouffement, de la désespérance, de l’absence d’avenir. En un sens, il continue son aîné Fateh Moudarres mais dans une abstraction plus poussée où l’identité régionale des personnages s’abolit tout à fait. Mais la typologie de la représentation reste nettement arabe (galerie Agial).

Faciès génériques
Une artiste libanaise comme Afaf Zreik, qui vit aux États-Unis, peint à peu près à la manière de Nazir Ismail : visages allongés, traits à peine esquissés, simples ébauches de physionomies. Mais, contrairement à lui, elle ne peint que des visages uniques sinon singuliers. Le groupe n’existe pas, il n’y a que des individus, et ils remplissent tout l’espace disponible. Ses aquarelles sont intitulées Conversations : chuchotements intimes entre soi et soi-même, en pleine déliquescence.
Huguette Caland brouille les visages dans une démarche inspirée de l’art brut. Là aussi, la personnalité disparaît pour être remplacée par des masques hallucinés, mélange de manières d’art enfantin, d’art naïf et d’art psychopathe.
Avec son dessin anguleux tarabiscoté, Mansour el-Habre donne l’impression de peindre des portraits. Ce sont des faciès génériques sans label personnel mais fortement expressifs.
Les dessins à l’encre de Chine de Laure Ghorayeb sont trop complexes, de véritables épopées visuelles, pour être ramenés aux visages caricaturaux qui en émergent.
Si les visages méditatifs fortement structurés et entièrement dessinés de Mahmoud Zibawi semblent exclure l’anonymat, leur idéalisation les ramène à une expression iconique typologique et donc, en un sens, à une occultation de la personnalité propre non dans la collectivité mais dans l’universalité des aspirations mystiques de l’âme.

Processus d’individuation
Helen el-Khal pratique, elle, le portrait romantique éthéré. Elle peint un visage précis qui se voile d’un fondu en blanc. Les yeux, le nez, la bouche qui transparaissent déclinent la pleine identité du sujet. On passe ici à une démarche complètement différente des précédentes, basée sur la représentation de ce qui est observé et perçu, et non sur le seul colloque entre le peintre et l’œuvre. Ici, l’imagination se déploie dans le domaine du formel, du style propre si l’on veut.
Les visages d’Aram Jughian sont, eux aussi, de vrais visages, des portraits puissants qui s’imposent par leur taille. Peints à l’acrylique sur un collage d’étiquettes, de factures, d’extraits d’état civil, de billets d’autobus, de brochures, ils retracent, en outre, une tranche de vie, une microbiographie à partir de minidocuments quotidiens, déchets jetables transformés en sous-narration. Tout en exploitant le style iconique, Jughian joue habilement sur plusieurs registres à la fois.
Greta Naufal construit ses portraits impressionnants d’une manière très architecturée, sculpturale, qui leur confère une ampleur monumentale. Peinture d’affirmation personnelle pleinement contemporaine, mûre et achevée.
Tony Mansour, qui peint dans la mouvance surréaliste avec des tentations de trompe-l’œil, pourrait créer plus d’une surprise à l’avenir. Son vase en verre transparent à face humaine dénote une personnalité originale alliée à une méticulosité de bon aloi (galerie Janine Rubeiz).
Il y a loin des visages de personne de certains au visage d’une personne des autres. Le même mot traduit deux réalités contradictoires et indissociables, la néantisation de l’être et sa plénitude. C’est tout l’éventail du processus d’individualisation ou de personnalisation, de l’ébauche incertaine au plein accomplissement, que proposent ces deux expositions estivales.

Joseph TARRAB
Les traditions picturales arabes sont tenaces. Depuis des décennies, les plasticiens d’Orient dessinent, peignent, façonnent, taillent des formes humaines anonymes, immobiles comme des statues de sel interchangeables ou des stèles minérales monolithiques à deux dimensions. La troisième, qui suppose une amorce d’individualisation, n’étant le plus souvent suggérée que par la...