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HOMMAGE René Habachi notre contemporain, ou « un personnalisme de chez nous » Par Pharès Zoghbi
Par ZOGHBI Phares, le 17 février 2003 à 00h00
Le philosophe libanais René Habachi vient de mourir à Paris. Entre le «Mounier du Moyen-Orient », tel que l’a appelé Jean Lacroix, un des premiers philosophes personnalistes autour d’Emmanuel Mounier, ou le « Mounier libanais », tel que l’a appelé Pierre de Boideffre dans son livre Contre le vent majeur – Mémoires (1368-1968), René Habachi, – après son apostolat au service du personnalisme au Liban, depuis les années 60 jusqu’après la guerre de 1975, vivant dans une banlieue particulièrement dangereuse de Beyrouth, s’en est allé à Paris, où il a vécu, coupé de ses racines, et – sans doute – de sa principale raison de vivre. « Passeras-tu bientôt par Paris cher Pharès ? devait-il m’écrire le 6 juin 1982. Mon envie de te voir n’est pas petite. On a tant de choses à se dire. Il faut une soirée austère chez moi au lieu d’un repas somptueux à Monceau. On marchera autour de Notre-Dame de Paris, en attendant de se retrouver à Notre-Dame de Harissa... » Avant René Habachi, que s’est-il donc passé, au Liban et en Syrie, à propos justement du personnalisme. En 1982, en France, à Dourdan, nous étions venus, René Habachi et moi, à titre strictement personnel, participer à la célébration du cinquantenaire de la revue Esprit (1932-1982). Habachi n’a pu participer hélas au colloque international les 5 et 6 octobre 2000 à Paris, à l’Unesco, célébrant le cinquantenaire de la mort d’Emmanuel Mounier, et organisé – comme à Dourdan – par l’association des Amis d’Emmanuel Mounier, présidée en ce moment par Guy Coq, philosophe de la famille Esprit . J’ai pu me rendre compte, au sujet de l’organisation de ce deuxième colloque, de deux choses : la première, combien Guy Coq a pu faire aboutir avec autant de succès cette rencontre internationale, et combien les participants, venus de presque tous les pays du monde, étaient nombreux... Jean-Marie Domenach, disparu depuis, dans son intervention à Dourdan sur « L’Internationale personnaliste. L’influence d’Esprit hors de France », écrit dans Le personnalisme d’Emmanuel Mounier, hier et demain (Seuil 1985, p. 173 et 174) : « De fait, cet aspect populiste, républicain, péguyste, d’Esprit, le rendait plus accessible aux réformateurs et révolutionnaires de tradition catholique et musulmane que de tradition protestante» (tiens, pourquoi ?). Car nous avons eu aussi des amis dans le monde arabe, tel Lahbabi, penseur marocain personnaliste ; mais si, lui, est musulman, la plupart des autres, tel Habachi, que Jean Lacroix a appelé le « Mounier du Moyen-Orient », sont chrétiens. Pierre Gemayel, fondateur des Phalanges libanaises, mit le personnalisme à la base de son programme. Michel Aflak, l’inspirateur du Baas, m’avait dit à Damas : « Mes trois maîtres français sont Michelet, Bergson et Mounier. » Mais ce que Domenach ne dit pas, c’est qu’en 1960, il a été invité à Damas, en tant qu’« expert en personnalisme », si l’on peut dire, et que le constat qu’il en a fait à son retour au Liban – où il a donné au Cénacle libanais une conférence sur la “ Situation présente du personnalisme ” le 1er avril 1963 – c’est que le Baas en Syrie ne pratiquait pas le personnalisme, en soutenant un régime – qui d’ailleurs n’a pas changé – où le personnalisme ne se reconnaît pas. Et les Phalanges libanaises ? Le journaliste Édouard Saab – tué en pleine guerre par un franc-tireur alors qu’il traversait le pont Barbir reliant l’Est à l’Ouest de la ville – faisant en cela cavalier seul, voulait mettre le personnalisme à la base du programme des Phalanges libanaises, un parti chrétien de droite. Jacques Berque en a fait élégamment le tour et écrit à ce sujet dans Recherches libanaises (Encyclopédie française, XI, L’«Univers politique des Arabes ») : « ... La préoccupation d’un contenu doctrinal, unie à celle de techniques de foule basées avant tout sur une formation paramilitaire de la jeunesse ; tout cela rend un son étrangement familier dans les Kataëb ou Phalanges ». « Il n’est pas jusqu’à la tendance intellectualiste qui se manifestait, récemment encore, à un congrès du parti, qui, par contraste avec d’autres aspects, plus inquiétants, ne révèle un souci d’analyse et de définition, voire d’engagement philosophique, où se conjuguent de sympathiques traditions morales et culturelles. « M. Édouard Saab, directeur de la revue Action, esquissait à cette occasion une doctrine libanaise. « Il proposait le personnalisme de Mounier comme philosophie générale du parti ! « Mais cette ampleur de vues, ces rattachements spirituels ne peuvent faire méconnaître ce qu’il y a dans ce mouvement de spécificité libanaise, chrétienne et maronite... » « Un personnalisme de chez nous » Le 12 juin 1950, Georges Naccache, alors directeur-propriétaire du journal L’Orient, du haut de la tribune du Cénacle libanais, faisait le procès de l’intelligence libanaise, et il en décrétait la faillite... À moins de « nous remettre dans le temps de l’histoire... (de nous) replonger dans notre milieu naturel, (de) refaire notre éducation libanaise, nous réconcilier avec notre sol et notre vérité... ». Le 5 mai 1960, dans le cycle « Une philosophie pour notre temps » dans le même Cénacle libanais, René Habachi, donnait une conférence : « Un personnalisme de chez nous. » D’entrée de jeu, il décrit le personnalisme comme étant « un spiritualisme incarné ». C’est en deux mots (ou trois...) une invitation, adressée à l’homme – en France, comme au Liban et ailleurs – pour qu’il entre dans le temps de l’histoire, reconnaisse son destin et se réconcilie avec. Ces mots de Habachi, dont il élucide par la suite le sens, ne pouvaient mieux convenir à la situation de l’intelligence libanaise, qui, entre autres, croit construire la démocratie, en utilisant à outrance, dans les propos qu’elle tient et les écrits qu’elle produit, les mots désincarnés et nus, de liberté, d’égalité, de fraternité, d’humanisme... Jamais ces mots dont se gargarise l’intelligence libanaise ne s’incarnent, jamais ils ne sortent de leur cadre essentialiste, pour aller interroger les gens et les choses, et en dégager un projet dans une perspective nouvelle et actuelle au Liban. Le spiritualisme – ici en question – veut tout simplement dire un esprit désincarné, et l’idéalisme auquel il conduit est bien, à son tour, «idéalisme romantique », « une sorte de rêve sans efficience sur la réalité, une éloquence stérile et hypocrite». Et en tant que spiritualiste, qui se veut incarné, Habachi écrit que « le personnalisme est déjà nôtre par toutes ses racines historiques, par la pensée hellénique, dont ni le christianisme, ni l’islam ne sauraient se passer, par la théologie orientale, par la philosophie arabe, ce spiritualisme nous est remis par l’histoire comme un dépôt traditionnel. À cause d’Aristote, de Cyrille, de Jean de Damas, d’Avicenne et d’Averroès, parler de personnalisme c’est suivre le prolongement moderne occidental d’une racine orientale imminente à notre histoire ». Le personnalisme est « une philosophie combattante », la personne n’est pas fermeture, mais ouverture et dialogue. « Encore doit-il s’agir d’un dialogue et non d’apologétiques, de monologues parallèles, d’utilisation, d’échanges d’injures ou d’aménités. » Car « dialoguer – selon Jean Lacroix, que nous citons ci-haut – ne saurait donc être, ni réfuter la pensée d’autrui, ni l’intégrer à la sienne propre, mais se mettre simplement en question soi-même pour progresser au contact de l’autre ». Et Habachi d’ajouter : « En un mot, si pour ma part j’adopte le personnalisme comme philosophie centrale, c’est parce que avec lui je m’avance à la fois à la rencontre de mon passé et de mon présent. » Qu’en est-il, en ce moment, au Liban ? N’est-il pas vrai que l’homme au Liban est en ce moment ensablé sous l’économie, les caricatures de la démocratie et la perte de souveraineté ? Une analyse de l’œuvre de Habachi à travers le personnalisme qu’il a toujours prôné n’est-elle pas de nature à nous mettre en contact avec nous-mêmes, dans une perspective de maîtrise de notre destin ? Ahmad Beydoun, dans La Méditerranée libanaise (Maison Neuve et Larose), écrit ceci : « Nous ne pouvons épuiser dans les limites de ce modeste essai les vicissitudes libanaises de l’idée méditerranéenne. S’agissant d’elle, on ne peut cependant esquiver le nom de René Habachi, grande figure du paysage intellectuel beyrouthin des années cinquante et soixante et conférencier de loin le plus prolixe du Cénacle libanais. « Cet Égyptien de souche et de sensibilité, libanais alors de fraîche date, mais vite engagé à fond dans les problèmes du pays, ne pouvait, de par sa double appartenance et sa formation humaniste, ne pas sortir le débat sur la Méditerranée des ornières du clivage libanais. « Nous ne ferons qu’effleurer ici l’apport à ce débat d’une œuvre considérable qui mériterait une analyse à part. « Adepte d’un personnalisme de facture française, Habachi veut l’adapter aux réalités de l’Orient arabe... « Il trouve dans le personnalisme à la fois une synthèse et un dépassement de ces deux doctrines (le marxisme et l’existentialisme) puisqu’il veut embrasser la totalité personnelle de l’homme, autrement dit l’individu saisi dans son autonomie de sujet et simultanément dans le tissu de son existence objective telle qu’elle est assumée par lui. « Pareille approche aurait été dépourvue d’originalité si elle n’était étayée par un don exceptionnel pour l’analyse. « Celle-ci la mettait, en effet, à l’épreuve d’œuvres puissantes et de problèmes d’actualité dont le philosophe entreprenait en maître des lectures critiques. «Un autre souci évitait au discours de Habachi de sombrer dans le spiritualisme banal : à savoir l’aspiration à placer sa réflexion à l’intersection de traditions dont il voulait fonder la convergence. Cette intersection n’était autre que la Méditerranée. « L’idée-force du projet (déjà présente chez Taha Hussein) est de retrouver une inspiration commune (à tendance personnaliste) aux écoles majeures des deux traditions de pensée chrétienne et islamique en les interrogeant à la lumière de leur référence commune à la philosophie grecque. « Englobant d’un côté Fribourg aussi bien que Grenade, le bassin méditerranéen se trouve élargi, de l’autre côté, jusqu’au pays d’al-Farabi et d’Avicenne pour culminer, en définitive, à Athènes. » On doit à René Habachi d’interroger à nouveau son œuvre, à la lumière des événements que nous avons vécus et que nous vivons au Liban, pour en dégager les éléments pouvant servir à une Renaissance dans notre manière de voir et de vivre notre aventure. Qui mieux qu’Esprit (revue et association réunies) pourrait entreprendre cette tâche, avec la collaboration de l’intelligence libanaise ? Et qui mieux que “ La fondation culturelle Pharès Zoghbi – Université Saint-Joseph – faculté de droit et des sciences politiques ” pourrait procéder à l’organisation de ce projet ?
Le philosophe libanais René Habachi vient de mourir à Paris. Entre le «Mounier du Moyen-Orient », tel que l’a appelé Jean Lacroix, un des premiers philosophes personnalistes autour d’Emmanuel Mounier, ou le « Mounier libanais », tel que l’a appelé Pierre de Boideffre dans son livre Contre le vent majeur – Mémoires (1368-1968), René Habachi, – après son apostolat au service du personnalisme au Liban, depuis les années 60 jusqu’après la guerre de 1975, vivant dans une banlieue particulièrement dangereuse de Beyrouth, s’en est allé à Paris, où il a vécu, coupé de ses racines, et – sans doute – de sa principale raison de vivre. « Passeras-tu bientôt par Paris cher Pharès ? devait-il m’écrire le 6 juin 1982. Mon envie de te voir n’est pas petite. On a tant de choses à se dire. Il faut une soirée...
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