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Regard - Sergueï Paradjanov : dessins, collages, assemblages , films Une chaussette à Fellini
Par TARRAB Joseph, le 17 juillet 2000 à 00h00
Arménien né en 1924 à Tbilissi en Géorgie, Sergueï Paradjanov, décédé en 1990, appartient à ce vaste «collage» ethnique, linguistique, culturel qu’est le Caucase, chaudron où se mélangent et bouillonnent toutes sortes d’ethnies autochtones et allogènes, avec de forts effluves orientaux et centre-asiatiques. Il n’est donc pas étonnant que Paradjanov, dont la formation est elle-même un collage de talents – il a étudié le chant, le violon, la chorégraphie, l’art dramatique et s’est adonné à la peinture avant de passer à la cinématographie, et tout cela se sent, se voit et s’entend dans ses œuvres –, ait toujours été fasciné par les rapprochements insolites d’idées, d’objets, d’images, de symboles, de rites, de coutumes, de comportements sans rapport évident les uns avec les autres, parfois jusqu’à l’excès baroque, jusqu’au kitsch, jusqu’à «l’hermétisme décadent» que lui reprochèrent les autorités soviétiques pour justifier sa détention en 1974 dans un camp à régime sévère en Ukraine. Aucun de ses quatre principaux films ne porte sur le monde contemporain. Tous portent sur des époques révolues, des légendes anciennes, des régions autrefois prospères, aujourd’hui en ruine. Tous hantent (et sont hantés par) des palais, des châteaux, des forteresses, des églises, des cimetières, des caravansérails abandonnés aux intempéries, comme s’ils y cherchaient la clé d’un secret enfoui, d’une vie rêvée dont l’arrière-parfum de nomadisme, d’aventure individuelle, de recherche de la fortune, du bonheur, de l’amour, de Dieu, de l’accomplissement du destin personnel flotte encore dans l’air étouffant de l’empire soviétique. Une fenêtre sur l’imaginaire Ce retour au passé qui est une évasion en bonne et due forme du présent insupportable – les autorités soviétiques ne s’y sont d’ailleurs pas trompées en lui imputant ce crime, au chef de «culte excessif» du passé – lui ouvre toutes grandes les portes et les fenêtres («Paradjanov» viendrait d’ailleurs du persan «paradjan», fenêtre) de l’imaginaire, autorisant toutes les libertés, les incartades, les fantaisies, comme si, à partir de quelques motifs de miniatures turques, persanes, caucasiennes ou arméniennes, il donnait libre cours à une créativité débridée, brodant, interprétant, inventant la fantasmagorie d’un passé à la mesure d’une imagination alimentée par une vaste connaissance, mais aussi par une étonnante capacité de projection visuelle poétique de ses propres fantasmes sublimés en images oniriques quasi archétypales, magiques, prégnantes, inoubliables. Chaque plan et chaque séquence de ses films résultent d’une mise en relation complexe et le plus souvent inattendue des éléments créant une harmonie d’un ordre supérieur. La narration en tant que telle et la dramaturgie, qui sont encore des éléments essentiels quoique secondaires par rapport à l’art de l’image cinématographique dans Les chevaux de feu (1964), éblouissante fresque ethnographique sur la base d’une histoire d’amour, animée d’un dynamisme fou, avec d’étourdissants travellings tournants pour traduire l’excitation collective, deviennent, dès 1969, dans Sayat Nova, un mince fil, prétexte une succession de «chapitres» où chaque plan se fait presque automne, comme s’il avait sa finalité en lui-même, comme si Paradjanov ne visait plus un déroulement sans accroc mais, au contraire, un accroc perpétuel au déroulement, un arrêt sur image réitéré, chacune devenant une sorte de peinture ou de miniature mobile, voire immobile, de «fenêtre» sur le monde poétique de Paradjanov, sur son art de la composition surréaliste, théâtrale, emphatique, symétrique, esthétisante et orientalisante, c’est-à-dire du collage, d’une étrange beauté plastique, d’éléments humains, animaux, architecturaux sur des fonds fonctionnant comme des supports quasi fixes. Bricolage facétieux Ce «collage» devient, dans les 54 œuvres exposées au musée Sursock, un bricolage ludique, humoristique, jubilatoire – des «chapeaux» ultra-kitsch aux projets de costumes pour les films (Paradjanov s’en occupait lui-même, choisissant les tissus, les coupes, manifestant un goût et un plaisir immodérés du déguisement, du travesti, des transformations vestimentaires comme le montrent, entre autres, Autoportrait de style gothique et Paradjanov au Paradis) en passant par les Épisodes de la vie de la Joconde où l’image canonique est soumise à de multiples «manipulations» (ses propres mains multipliées s’égarent dans son corsage comme des mains flirteuses, cachent les trois quarts de son visage ou essuient une larme), la suite des Perquisitions, qui transmuent une péripétie de ses démêlés avec les autorités en inventaires d’huissier bizarres ou loufoques, le méli-mélo du collage J’ai vendu ma datcha avec ses personnages dotés d’ailes d’anges qui sont des coquillages Saint-Jacques (dans un autre collage, les ailes sont des bois de cerf), ou encore le collage Élections de marionnettes, charge antiaméricaine qui montre que ses déboires soviétiques ne le font pas céder aux sirènes de la «démocratie» yankee. En fait, les collages de Paradjanov sont empreints d’une effervescence primitiviste, naïviste, et, en même temps, d’une vigilance critique, d’une ironie moqueuse et mordante, y compris à ses propres dépens. Il s’amuse «hénaurmément» tout en gardant l’esprit éveillé, tendu, prêt à bondir sur sa proie. Ce qui est certain, c’est qu’il ignore préjugés et préventions, qu’il ne respecte aucune règle, aucune convention, tel un enfant mutin qui mélange les objets et les genres, qui fait flèche de tout et de n’importe quoi, intégrant dans son jeu tout ce qui lui tombe sous la main. Cela donne des œuvres visuellement riches et déconcertantes : chacune file sans doute une métaphore ou une parabole, figures de rhétorique visuelle dont il a découvert l’usage dans les films de son ami Tarkovski. On ne voit pas toujours où il veut en venir, mais on le suit, amusé, gagné par sa formidable vitalité, sa santé, sa bonne humeur de vieux garçon facétieux. Gravité Cette célébration de la vie sous toutes ses formes, même les plus incongrues, ne reflète qu’un versant de sa personnalité : les morts, les cimetières, les tombes, les fossoyeurs, les cérémonies funéraires sont des thèmes omniprésents dans ses films hantés par la Faucheuse en laquelle le héros-victime parfois se déguise (Les chevaux de feu) : tout commence et tout finit par une ou plusieurs morts également dans Sayat Nova, Achik Kerib et La légende de la forteresse de Souram où la mort par emmurement volontaire acquiert une valeur sacrificielle positive et salvatrice, arrêtant l’effondrement répété des murailles. Il y aurait toute une étude à faire sur les avatars de la mort dans ces œuvres si personnelles quoique prenant la forme de contes ou de légendes. Dans l’exposition, cet aspect sérieux, non facétieux, ne se traduit pas par des collages ou des assemblages, mais par des dessins, moyen d’expression qui va plus directement, plus douloureusement au but, sur la vie dans les camps de détention soviétiques : le drame des détenus est cependant vu et décrit avec une dose d’humour qui, tout en ne désamorçant pas la souffrance décrite, la présente sous des formes quasi caricaturales comme pour se la rendre supportable : ainsi de Bain de soleil dans le camp, de Syphilis dans le camp, mais également de Timbres de prison, série de vignettes (portraits, Adam et Ève, etc...) disposées en rangs et colonnes qui reflètent une disposition d’esprit plus grave. Cette gravité méditative atteint son apogée, sans doute, avec le dessin très élaboré Scènes de la vie de Jésus (on est ici à l’opposé des Épisodes de la vie de la Joconde, plus tardives), sous forme d’icône à vignettes multiples évoquant toutes les péripéties de l’existence de Jésus, de la Nativité à la Transfiguration, avec, dans les coins, toute une panoplie de symboles, de la colombe au poisson. La conscience critique ne suffisait apparemment pas à soutenir Paradjanov dans l’épreuve du camp et la foi était pour lui peut-être une forme de résistance. S’identifie-t-il à Jésus? Il convient, en visitant l’exposition, de s’orienter de gauche à droite afin de suivre le passage de la jubilation à la gravité ou de droite à gauche pour le passage inverse qui correspond davantage à la chronologie du travail de Paradjanov qu’il a commencé dans les camps (1974-1977) et l’a poursuivi au dehors, jusqu’à se propulser en 1988 «au Paradis» sous forme de poupée sur fond de portrait photographique. L’écho et la résonance S’il y a un paradis pour les génies, Paradjanov s’y trouve certainement, tant il a généré de beauté, de bonheur cinématographique, plastique, et intellectuel. Ses œuvres, d’une richesse thématique foisonnante à peine effleurée ici, réalisent une synthèse unique entre une tradition artistique enracinée dans la culture multiethnique du Caucase et les innovations les plus affranchies de toute tradition de la création contemporaine, assurant à la fois l’écho universel et la résonance spécifique de son art protéiforme, capable de prendre à chaque fois un visage différent et néanmoins de garder, en profondeur, une identité reconnaissable entre toutes. Il est vivement recommandé de visionner les films projetés quotidiennement au musée Sursock pour se rendre compte de l’envergure de ce maître arménien, artisan autant qu’artiste et poète, qui n’est pas sans rappeler Federico Fellini : un accusé de réception de celui-ci à Paradjanov, qui lui avait envoyé... une chaussette en guise de message amical, sert de fond à l’un des collages exposés. Réponse conventionnelle et presque guindée, à la fois confraternelle et paternaliste, de Fellini à ce geste d’humour surréaliste qui décrit bien la liberté d’esprit et la démarche poétique de ce créateur hors-normes (Musée Sursock, jusqu’à fin juillet).
Arménien né en 1924 à Tbilissi en Géorgie, Sergueï Paradjanov, décédé en 1990, appartient à ce vaste «collage» ethnique, linguistique, culturel qu’est le Caucase, chaudron où se mélangent et bouillonnent toutes sortes d’ethnies autochtones et allogènes, avec de forts effluves orientaux et centre-asiatiques. Il n’est donc pas étonnant que Paradjanov, dont la formation est elle-même un collage de talents – il a étudié le chant, le violon, la chorégraphie, l’art dramatique et s’est adonné à la peinture avant de passer à la cinématographie, et tout cela se sent, se voit et s’entend dans ses œuvres –, ait toujours été fasciné par les rapprochements insolites d’idées, d’objets, d’images, de symboles, de rites, de coutumes, de comportements sans rapport évident les uns avec les autres, parfois...