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Actualités - OPINION

Regard - Krikor Agopian : peintures, Rashed Bohsali : aquarelles L'exaltation du réel

La rigueur professionnelle, la maîtrise des techniques, la passion d’explorer le réel dans ses moindres détails, autant de points communs entre Krikor Agopian, vieux routier de la peinture, qui partage son temps entre le Liban et le Canada, et Rashed Bohsali, jeune architecte converti depuis une dizaine d’années à l’aquarelle, son moyen d’expression exclusif. Agopian, lui, ne cesse d’expérimenter méthodes et techniques, depuis la fabrication du papier à la forme jusqu’au maniement avec une dextérité et une virtuosité consommées de l’air brush et de la brosse à dents pour obtenir d’étonnants effets de transparences, de textures et de trompe-l’œil que Bohsali préfère faire surgir de la conjugaison du pinceau, du grain du papier et de la nature et de la qualité des pigments. Tous les deux prennent plaisir à œuvrer dans le minutieux, le menu, le ténu poussé jusqu’à la limite. Agopian, bon vivant détendu, toujours souriant, exulte de bonheur de passer des journées entières penché sur sa planche puisqu’il travaille à plat quelle que soit la dimension de ses œuvres, de la miniature à la murale. Ce labeur quotidien dont la régularité rappelle celle de l’artisan n’attend pas l’inspiration pour commencer : c’est lui qui la provoque et la suscite. Il suffit de commencer pour qu’elle arrive comme à un rendez-vous convenu d’avance. Les artistes qui s’attellent à leur tâche de cette manière connaissent l’avantage de cette fréquentation quotidienne. Ce sont en général ceux dont le travail exige un grand investissement de temps et d’énergie et une vigilance à toute épreuve. Dans le cas de l’aquarelle, on ne peut revenir en arrière, changer d’avis, se repentir, corriger un faux coup de pinceau : il faut tâcher de n’en pas commettre. Motifs d’abusement Les deux artistes sont également fascinés par le réel, mais chacun à sa façon. Agopian pratique le trompe-l’œil à la perfection, peignant par exemple sur ses toiles des cadres qui abusent même les amateurs avertis ou des mouches qui défient toutes les tentatives pour les chasser. Le trompe-l’œil est un jeu pour piéger le spectateur, lui faire prendre l’illusion pour la réalité, le déconcerter et éveiller donc sa curiosité et son attention sur le processus même de la pratique picturale. Par le doute qu’il instille dans l’esprit, il ébranle les certitudes sur lesquelles se fonde et se construit l’image du monde. Mais Agopian ne mène presque jamais son entreprise de brouillage des repères jusqu’au bout, il laisse des indices chargés de détromper l’œil trompé. Il s’agit presque toujours d’un trompe-détrompe-l’œil dont le jeu peut atteindre une grande subtilité dans le va-et-vient entre les motifs d’abusement et les motifs de désabusement. Et cela d’autant plus qu’Agopian n’hésite pas à faire entrer dans le jeu des échantillons de ses propres œuvres abstraites à côté d’objets tels que tasses de café, pinceaux, cordes : les échantillons, fort complexes, semblent être des collages, ils n’en sont pas; ils semblent suspendus à distance du tableau, ils en font partie tout comme les objets, l’illusion étant créée par les ombres projetées par tous ces éléments sur le fond qu’on peut prendre à son tour pour un mur. À l’instar du théâtre dans le théâtre, ici c’est la peinture dans la peinture qui cherche à se faire passer pour de la non-peinture, une pseudo-réalité qui est, en fait, une peinture au carré, à la puissance deux. La complexité du monde Agopian peut également s’adonner à une approche plus directe, moins retorse comme dans ses fameuses grenades, fruits des dieux parce que fruits de l’arbre de vie dans l’ancienne Arménie, où c’est leur observation scrupuleuse, intactes ou entamées, qui prime. Peindre une grenade n’est pas si facile qu’on le pense, car les pépins risquent de perdre leur fraîcheur si l’on tarde trop. Il faut donc combiner rapidité d’exécution et extrême fidélité de reproduction, bien que la fausse grenade soit toujours, bien entendu, plus intensément grenade, plus vivante, plus vraie que la vraie grenade, sinon le jeu n’aurait pas d’intérêt : c’est grâce aux réflexions de la lumière, sa luisance différentielle sur chaque grain que cet effet paradoxal est obtenu. Le fruit ainsi exalté acquiert alors une sorte d’existence transcendante qui révèle toute la complexité du monde à travers la sienne propre. Cette complexité, Agopian la traduit, dans ses compositions abstraites, par une sorte de passage à une vision microscopique, sous-épidermique ou, au contraire, à une vision macroscopique, cosmique : il passe ainsi de l’infiniment petit à l’infiniment grand, de la mouche à la galaxie et de la galaxie à la mouche en transitant par des œuvres érotiques célébrant une sexualité sans complexe. Mais rien ne fait peur à Agopian, ni le silence des espaces infinis ni le diabolique enchevêtement des formes, comme dans «Arc-en-ciel» ou «Fragmentation IV», polyptique de neuf éléments intervertissables à volonté sans que l’équilibre de l’ensemble ne s’en trouve affecté, bien que l’œuvre comporte une structure originelle cohérente : il y a autant de versions que de possibilités de combinaison de neuf éléments entre eux. L’intelligence, la patience, l’ingéniosité, l’imagination, le talent, la virtuosité et les expérimentations d’Agopian viennent à bout de tous les problèmes, et c’est comme autant de problèmes posés et brillamment résolus qu’il faut voir ces œuvres qui ne sont pas du tout produites dans l’inquiétude et l’angoisse, comme les compositions abstraites surtout pourraient inciter à le penser, mais dans la satisfaction de l’ouvrage bien fait. (Galerie Astride, autoroute Jal el-Dib Antélias, nouvel espace d’exposition vaste, moderne et accueillant). Tout comme Agopian avec ses grenades, Bohsali pratique l’exaltation du réel et non point, comme certains le lui reprochent, sa reproduction photographique, reproche particulièrement peu adapté à l’approche hyperréaliste qui est la sienne. Dialectique de la lumière La reproduction photographique n’existe pas en soi. Il n’y a pas deux images photographiques identiques du même réel, puisque l’objectif du photographe est éminemment subjectif et qu’il suffit non seulement d’un cadrage différent mais simplement d’une inflexion de la lumière pour que tout change. Mais on entend par «photographique», ici, le fait de transcrire sans les transformer par interprétation les objets des natures mortes qui constituent le «réel» du peintre. C’est oublier que cette transcription n’est là que comme le support d’une dialectique de la lumière avec la matière, cuivre, argenterie, verrerie, fruits, fleurs, cactus, barques, eau, d’un échange d’échos, de réfractions, de reflets, d’ombres portées qui est, au fond, le véritable sujet de la peinture, au-delà des objets et de leurs formes, échange que l’œil n’observe et parfois ne remarque même pas dans la hâte de la vie quotidienne. La première vertu d’une peinture de ce type est de nous faire découvrir qu’il existe un monde de couleurs, de nuances, d’incidences lumineuses dans le moindre citron, la moindre pêche, le moindre verre d’eau, le moindre récipient métallique, et que ces effets s’entrecroisent, se combinent, se renvoient les uns aux autres, agissant, réagissant, interagissant constamment les uns envers les autres, de manière à unifier une composition apparemment hétéroclite d’objets mis ensemble sans autre raison que picturale, celle qui veut montrer qu’il n’y a pas d’objet isolé tant qu’existent l’ombre et la lumière. Et ces jeux d’ombre et de lumière, de luisances colorées, comme dans l’eau du port de pêche où les barques attendent le soir pour sortir en mer, sont en fait des jeux complètement abstraits. Plus on approche des objets, plus on y pénètre par le regard, plus leur consistance objective et formelle se dissout en un ensemble de touches abstraites, en sorte que la peinture apparemment réaliste se transforme en un réseau de transparences et d’opacités qui parlent un autre langage que celui du «réel» : grâce à ces effets en réseaux, les natures mortes sont exaltées en peinture pure qui peut procurer le plaisir d’une perpétuelle découverte de nouvelles relations d’interférences formelles, chromatiques et lumineuses. Les grands formats choisis par Bohsali donnent une dimension supplémentaire, celle de l’envergure et de l’ampleur, à cette exaltation du réel, et, là aussi, celle du défi technique accepté et relevé, du problème posé et résolu. (Galerie Épreuve d’Artiste)
La rigueur professionnelle, la maîtrise des techniques, la passion d’explorer le réel dans ses moindres détails, autant de points communs entre Krikor Agopian, vieux routier de la peinture, qui partage son temps entre le Liban et le Canada, et Rashed Bohsali, jeune architecte converti depuis une dizaine d’années à l’aquarelle, son moyen d’expression exclusif. Agopian, lui, ne cesse d’expérimenter méthodes et techniques, depuis la fabrication du papier à la forme jusqu’au maniement avec une dextérité et une virtuosité consommées de l’air brush et de la brosse à dents pour obtenir d’étonnants effets de transparences, de textures et de trompe-l’œil que Bohsali préfère faire surgir de la conjugaison du pinceau, du grain du papier et de la nature et de la qualité des pigments. Tous les deux prennent plaisir...